Lettre contre le rituel


Donc je suppose qu’à l’heure qu’il est tu t’es remis du numéro de vaudou à St Paul. J’imagine que c’est sympa de plus devoir prononcer les syllabes Margaret Thatcher. Tout ça parait très loin maintenant, comme quand tu es resté debout quatre nuits d’affilée, que finalement tu te reposes, et puis t’es là, à boire ton café, à essayer de te rappeler ce que t’as bien pu foutre. T’as pas oublié comment ça fait ? T’as pas intérêt. Bref, ce dont je me souviens le mieux c’est du discours de Glenda Jackson au parlement, quand tous les autres faisaient des gorges chaudes de Thatcher, Dieu, et tout le putain de cosmos et là Jackson qui balançait quelques vérités bien senties. Mais sérieusement, que ce discours ait pu paraître aussi audacieux, ça montre à quel point ces journées étaient bizarres, et bien entendu, à quel point il était bizarre que ce geste ait pu effectivement passer pour courageux. Mais le meilleur moment c’est quand le député conservateur anonyme s’est mis à hurler « J’en peux plus » au milieu du discours. Parfaitement, enfoiré. Bref, j’ai écouté le discours de Jackson sur Youtube plusieurs fois, et puis je suis allé regarder l’historique de ses votes au parlement. Un peu décevant, ouais. Sur l’assurance chômage : abstention, ouais. Voilà le genre, elle peut aller se faire foutre. Elle a fait un bien meilleur discours en 1966, je crois, quand elle jouait Charlotte Corday dans le film tiré du Marat-Sade de Peter Weiss. J’imagine que tu t’en souviens, elle est tout en haut d’une échelle, et elle se met à délirer en criant un truc du genre : « quelle est cette ville, quelle est cette chose qu’ils traînent à travers les rues ? » Putain, si elle avait fait ça au parlement, j’aurais peut-être reconsidéré mon rapport au jeu électoral. Bon, peut-être pas. Mais sérieux, quelle était cette chose qu’ils traînaient à travers les rues le 17, ou je ne sais quel jour, d’avril. À travers cette ville terrifiée, réduite au silence. Pour moi Thatcher était une espèce de projectile rance, on la renvoyait dans le temps, et depuis là où elle avait bien pu atterrir, à un moment ou un autre autour de 1946, nous parvenaient des échos, clairement une tentative plus ou moins réussie d’éradiquer tout ce qui ne s’accorde pas à l’harmonie insipide de ce que ces sangsues vampiriques à tête de rasoir du parlement cherchent à faire de nous. Nous projeter dans une sorte de futur bâti sur la peur absolue. Ou bien ce futur est un vide victorieux, un disque rotatif infernal de lames superflues, et elles te parlent ces lames, et elle te disent : « un jour, tu seras au chômage, un jour tu seras à la rue, un jour tu seras un des invisibles, et les monstres viendront sucer le peu de chair qui reste sur tes os abolis ». Ils déconnent pas. Et on a déjà les rythmes grotesques et burinés de ces monstres dans la gorge, maintenant. Dans la gorge, la bouche, le centre rompu de notre langage, syllabes fascistes, aboiements aigus. Tu sais que j’exagère pas. C’est pas rien ce qu’ils préparent. On parle en milliers d’années, et leurs serres s’enfoncent dans le passé et dans le futur. Une ville géométrique de chiens forçats, vagues de glycérine, gélignite. Et quelle étrange expression négative de la joie scandaleuse qu’on éprouvait tous, en fêtant sa mort, complètement torchés à Brixton, Trafalgar Square, tous ces sites d’anciens désordres qui ont tout à coup volé en éclats. Une meute de fantômes victoriens. Nuits de saignée et d’électricité. Gin bouillonnant et cordons de police. Phosphore blanc. Souvenirs. C’était comme si on était une cloque sur la loi. Détenus. Jacobins costumés. Bouffons. Eh oui. Chacun d’entre nous savait qu’on n’avait rien gagné, que son héritage « vivait toujours », ou tout autre molard moralisant recraché par ces petits merdeux de libéraux dans le Guardian et sur Facebook. C’était pas l’enjeu. C’était horrible. Volontairement. Comme le banquet de la peste dans Nosferatu. Je l’adorais. J’avais deux bouteilles de champagne, une poignée de pilules et un cigare énorme, c’était génial. Je suis rentré et je voulais taguer « Ne travaillez jamais » sur les murs de chaque Jobcentre que je croisais. Ben ouais, je suis un connard sentimental quand je suis déchiré. Mais non, cette odieuse et vertueuse peur se répandait à nouveau en moi, prenant possession du moindre de mes pas. Je pensais à Blanqui, à la toute fin de sa vie, dans sa cellule, quand il savait très bien que ce qu’il écrivait, il allait l’écrire pour toujours, qu’il porterait toujours les mêmes vêtements qu’il portait, qu’il serait toujours assis là, que sa situation ne changerait jamais, plus jamais. Qu’il ne pouvait distinguer sa cellule de tout l’amas d’univers. Que les étoiles n’étaient rien que des routines d’apocalypse, les constellations, des barricades négatives. Je pensais à l’éthique du travail, obsessionnellement évoquée, comme un rituel ennemi, une espèce de superstition barbare-aristocratique. Aux contrats zéro-heure, nébuleuses anti-magnétiques qui aspirent à rebours la journée de travail. Heures-négatives. Du gruau à la pelle dans les fosses tournoyantes des siècles passés et futurs, envoûtés dans l’absolue gravité, une invisibilité qui scelle chaque pavé sur lequel je pose le pied. J’avais envie de chialer. En fait je crois que je l’ai fait. En fait, non. Je riais à m’en décrocher la mâchoire. Un gloussement grotesque, médiéval. Aucun désespoir, rien d’autre que la défiance et le mépris. Anciens désordres. Villes fantômes et fanfares. Usines invisibles. Nostalgie qui se fissure en douleur et pur bruit. Pas de sommeil. Pas de rêves. Un régime d’ersatz de travail, indifférencié et sans fin. Nous tous, portés à ébullition dans un stupide réveille-matin conservateur. Une alarme si forte qu’on ne peut plus l’entendre. Mais qu’importe. Ça paraît évident, il faut faire du jour de la mort de Thatcher un genre de fête des travailleurs. En vrai, oublie, célébrons ça tous les jours, pour toujours, comme un cercle de plaies purulentes, de botulisme et de roses. Sorcellerie. Rage. Tu vois ce que je veux dire ? J’espère bien. Bref, depuis, tout est tranquille. Je pensais te rendre visite. Et merde.

“_AUTANT EN EMPORTE LE VENT.
Elle promit de le suivre jusqu’à la fin du monde.
Il promit de s’en charger !”

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