Troisième lettre sur l’harmonie

Désolé de ne pas avoir écrit depuis si longtemps. J’ai été pas mal occupé et en plus les choses ont commencé à être difficiles, à nouveau. Je vais devoir m’inscrire au chômage dans pas longtemps et je suis tout sauf impatient de le faire. Ne va pas te faire des idées, ce n’est pas que je me sente coupable, pas du tout. Les clopinettes qu’on nous accorde sont de toute façon une insulte. Ce n’est même pas le dispositif d’aide sociale, c’est juste que le Job Centre, tout le processus, c’est un cauchemar. Il y a des années de ça, ils passaient de la musique dans ces bureaux, je ne pense pas qu’ils le fassent encore. C’était toujours la même vieille merde prévisible, mais diffusée juste en-deçà du spectre standard de l’audible. Ouais, j’imagine que c’est une façon d’envisager la condition de porosité harmonique commune à tous ceux qui ont moins de cinq balles en poche. L’étrange gnosticisme dans lequel on vit ces temps-ci. Les vérités sociales auxquelles n’ont accès que ceux qui vivent bien en dessous du seuil de la faim. Eux, et bien entendu les très riches. Comme si les riches étaient une sorte de couteau ébréché, aux confins du périmètre social, et que nous, les très pauvres, nous étions raclés contre ce couteau, encore et encore. Vous autres, tous, dans l’entre-deux — peu importe à quel point vous vous sentez concernés — vous êtes en état de somnambulisme. C’est pour ça que je me suis enflammé quand tu m’as reproché la violence de mon travail. Je veux dire, de quoi tu rêves ? Mes rêves sont identiques à ceux de plusieurs députés conservateurs. Sauf que, bien sûr, je fais ces rêves quand je suis éveillé. Mais bon, laisse tomber, je n’ai pas l’intention de m’étendre sur mes problèmes : je suis censé t’écrire à propos de musique, donc réfléchissons à ces morceaux qu’ils passaient dans le Job Centre. Tous les derniers tubes, convertis en un gémissement aigu et circulaire, et au centre de ce gémissement un lexique bien trop audible. Argent. Sanctions. Etc. Ce gémissement, cette désaudibilité, est fascinant. C’est fait pour ça. Pour être honnête, je suis surpris que ça n’ait pas été repris dans The Wire. Je suis surpris qu’il n’y ait pas de CD, de concerts au café Oto. Je veux dire, c’est une expérience d’écoute des plus intéressantes. On bouge au ralenti. On a l’impression d’avoir reçu une injection de 300mg de chien brûlant. Il n’est plus possible de contrôler la grammaire et la syntaxe. La parole, qui serait normalement le moyen d’entrer dans le temps effectivement vécu, se comprime et s’étire en un réseau de cercles et de spires, à son périmètre un système de musique raclée, négative, et en son centre un mur. Et puis tu te réveilles après une nuit de rêves affreux pour découvrir que tu es ce mur. À bientôt, j’espère. Il est peut-être temps de m’inviter à dîner chez toi ? 

5 avril 2012

Deuxième lettre sur l’harmonie

OK essayons encore. Mais garde à l’esprit que ça va être d’une naïveté de tous les diables. Tu vois, je n’ai pas fait les recherches nécessaires sur ce qu’est et a été l’harmonie etc. Ce que je retire d’une lecture attentive de certaines Notes de Lénine sur Hegel — il dit quelque chose à propos de l’harmonie pythagoricienne des sphères qui offre une cosmologie parfaite, une hiérarchie reposant sur des réalités homothétiques justifiant les conditions sociales sur terre, où chacun est à sa place, et personne ne peut remettre en doute la beauté et la perfection de ces relations. Tout simplement. Et pour que ça marche, pour que toutes ces justifications restent vraies, un corps fictionnel est essentiel : l’antichton, ou contre-terre. Ainsi, à la limite, l’attraction gravitationnelle qui fait tenir tout le système hiérarchique d’harmonie est une fable, mais une fable dotée du pouvoir de tuer. Pourtant si cette fable est le lieu de la justification et du massacre institutionnel (comprendre : rituel) c’est aussi le lieu d’un magnétisme de tous les diables, de discorde et de répulsion, qui peut transgresser ses propres limites jusqu’à ce que quelque chose de bien différent, à savoir le crime, ou l’impossibilité, se manifeste. Pour Ernst Bloch, la révolution était l’intersection où se rencontraient les morts. Pour Lorca, la musique était le cri des générations mortes — le langage des morts. Mais notre système harmonique, sachant pertinemment qu’il contient sa propre négation, l’a momifiée, et alors que nous savons vivre au sein d’une harmonie criminelle, nous savons aussi que nous sommes maintenus en son sein comme des sujets figés, ou plutôt comme objets, et même comme cadavres, d’une musique autre. Mais peu importe, tout comme la contestation est inutile parce qu’elle reste dans les limites du déjà-connu, l’harmonie cachée est préférable aux évidences. Héraclite. La musique comme une coupe opérée dans les hiérarchies harmoniques etc., les réalités poétiques comme des contre-terres où l’on peut proposer une nouvelle position depuis laquelle voir et agir sur ce qui était jusqu’alors maintenu dans l’invisibilité etc. Nous-mêmes, pour commencer. Ça paraît vraiment génial, aux putains de petits oignons, jusqu’à se rappeler que l’harmonie du fétiche argent est celle du fétiche marchandise dès lors qu’elle devient visible et éblouissante à nos yeux, autrement dit qu’on ne dispose d’aucun genre de monopole sur l’invisibilité harmonique, et que tous les systèmes occultistes que certains d’entre nous aiment tant ont toujours été bourgeois de part en part. Soit : ce n’est pas une affaire de gentrification, mais du fait que tout le processus a toujours démarré depuis le point invisible où se trouvent nos pieds, à tambouriner des rythmes fétichisés tout droit dans le sol incrusté d’étoiles. Cette fameuse porte verte avec son inscription « No admittance except on business ». Soit : quelle que soit notre insistance à affirmer qu’il ne s’agit pas de contestation, mais d’une altération rapide de la scansion structurelle au cœur de la ville, les contours cachés de nos chants sont après tout de sales petits bourges éparpillant leurs chromosomes hécatombiques sur notre histoire collective. Fait chier. C’est pour ça que je déteste toujours autant le magazine Mojo. OK. Maintenant, passons à ce qui est vraiment évident. Les révolutions tiraient autrefois leur poésie du passé, elles doivent maintenant la tirer de l’avenir. On connaît tous ça. Célèbre, etc. Sous sa forme actuelle, le slogan utilisé par les anarchistes grecs, il y a quelques hivers de ça : nous détruisons le présent parce que nous venons du futur. J’adore, mais en fait, c’est encore le même mysticisme: pourtant si l’on peut le renverser, le mettre sur sa tête etc. on trouvera ceci, par exemple : « la figure rythmique répétée, un riff gueulé, se fait pressante au-delà de la musique. C’était haine et frustration, secret et désespoir… Cette prise de position s’est répandue comme un feu de joie à travers les cabarets et les boites des villes noires, de sorte que le son lui-même est devenu la base de la pensée, et que les innovateurs se sont mis à la recherche de modalités plus crades. » C’est Amiri Baraka, une nouvelle intitulée « Les Gueulards », de 1965 ou un truc du genre. Soit : crissements métalliques et musicaux comme systèmes de pensée qui rejettent les limites imposées des systèmes sociaux ou harmoniques conventionnels et les font éclater, dégageant ainsi un peu de place d’où l’on peut avancer des contre-propositions. Slogans. Les cris de bataille des morts. Même si, évidemment, Pizza Express et le Poetry Café ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour neutraliser tout contenu de vérité que pourrait receler cette possibilité. Le 30 septembre 1965, Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Donald Rafael Garrett, Jimmy Garrison, Elvin Jones et John Coltrane ont enregistré l’album Live in Seattle : il n’est, d’après quelqu’un qui est cité par Wikipedia, « pas destiné à ceux qui préfèrent le jazz comme fond sonore mélodieux ». C’est un des exemples de musique enregistrée qui sonne encore absolument présente des années plus tard, parce qu’il a été un des réceptacles sonores d’un moment révolutionnaire jamais réalisé : c’est-à-dire qu’il est devenu une monade benjaminienne, un amas d’énergies encore inutilisées qui recèlent toujours la possibilité d’exploser dans le présent. Diffuse-la très fort dans la galerie commerciale de Walthamstow et tu verras ce que je veux dire. Ouais ouais ouais. Je pense à un moment particulier de l’album, environ 13 minutes après le début de « Evolution », quand quelqu’un — je ne pense pas, d’ailleurs, que ce soit Coltrane — souffle quelque chose dans une trompette introduisant violemment une boucle temporelle dimensionnelle dans les constellations telluriques déjà établies dans le système harmonique de la musique, devenant une force qui évolue au-delà de tout énoncé musical, tout en conservant une communication claire et directe en son centre : amour dialectique, logique de contrebande. Etc. etc. etc. J’imagine que Seattle, comme partout ailleurs, doit être bien confinée dans sa gentrification à l’heure qu’il est. Mais quoi qu’il en soit, cette trompette sonne comme un os métallique, un lieu où les morts et les générations futures se rencontrent et sont pris d’un feu bleu, électrique. C.L.R. James a déclaré une fois que « les violent violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affuté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé. » Va comprendre. Du fait de sa position sur la ceinture de feu du Pacifique, Seattle est une zone sismique majeure. Le 30 novembre 1999 les émeutes de Seattle contre le sommet de l’OMC ont intégré des attaques directes et indirectes contre, entre autres, la Bank of America, Banana Republic, The Gap, la Washington Mutual Bank, Starbucks, Planet Hollywood etc. etc. etc. « Cosmos ». « Out of this World ». « Body and Soul », vous voyez ce que je veux dire. Deux ans plus tard, à Gênes, l’anarchiste Carlo Giuliani prenait une balle policière en pleine tête. Souviens-toi de ce nom. La fable du capital, le site de son massacre institutionnel — comprendre : massacre rituel — la fréquence silencieuse au cœur de ses si douces mélodies. Ah, je n’en vois pas la fin, j’ai pris un paquet de Valiums aujourd’hui. Mais qu’importe, pour le dire simplement, le but de la chanson n’est pas seulement d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière, mais d’empêcher la classe dominante de vivre de la façon dont elle a vécu jusqu’à présent. Les violents conflits de notre époque rendent impossible le recueil des émotions musicales dans la tranquillité, à moins qu’il ne s’agisse du genre de tranquillité qui fasse clairement apparaître la féroce et stridente tourmente du mouvement révolutionnaire à la recherche de clarté et d’emprise. Un câble métallique élevé etc. La contre-terre arrimée à de tels stroboscopes sonores que nous devenons, même si c’est temporairement, l’irruption dans le temps présent des cris des os de l’histoire, entrant par effraction dans l’esprit de l’auditeur, déterminant sans ambiguïté une position nouvelle sur la réalité, un terrain nouveau hors de l’harmonie officielle, à partir de laquelle agir. Ou dit autrement, la prochaine fois qu’un amateur de jazz te dit que le dernier Coltrane est inécoutable, ou un truc du genre, ricane-lui au nez. Sept fois. Plus par la suite.

16 décembre 2011.

Après Gogou #1

Il y a quatre points cardinaux.
Le premier est le ciel, c’est là qu’ils nous ont enterrés.
Le second, la terre. Là ils nous interrogent. C’est très silencieux.
Récemment, les deux autres ont été mis hors service.
Aucune explication n’a été donnée

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Tous les jours je me réveille tous les jours à l’intérieur du salariat
à l’intérieur de toutes ses maisons, jamais payé le loyer, même d’une seule
Dormir nulle part. Tous les matins dans mon salaire
Je guette ceux qui dorment, je dors
sur leurs poitrines et jamais ne parle. Ne jamais
Prendre ça comme évidence spectrale. Signification. Nique la mort.

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Subutex. Donne-moi l’ordonnance
et je serais toi. Je prétendrais être toi
et si je peux pas, ben, je te parlerai de tes murs
l’interprétation des fissures, divination etc
tu veux probablement pas savoir. donne-moi le papier
ça va je me souviendrai jamais de rien.
tu diras des choses demain je les aurai dites la semaine dernière
correct. Je connais les explosifs. Magie je connais et la dialectique.
rédige juste la putain d’ordonnance ok.
J’ai des discussions avec les morts.

Suite sur le gaz lacrymo

Pourquoi le gaz lacrymo

Les flics, n’étant ni humains ni animaux, ne rêvent pas. Ils s’en passent, ils ont le gaz lacrymo. N’espérez pas que je justifie ça. Je veux dire, vous savez aussi bien que moi que les flics ont accès au contenu de tous nos rêves. Et vous savez probablement aussi que le Westminster Group fournit une bonne partie du gaz lacrymo de la planète. Leur président non-exécutif, peu importe ce que c’est, appartient à la maison de, hum, Charles Windsor. Pour lui, le gaz lacrymo entretient probablement un lien ou un autre avec le Nuage d’Inconnaissance et, en un sens, il a plutôt raison. On atteint une compréhension très réelle de la nature des choses, visibles comme invisibles, quand on se retrouve avec le système sensoriel piraté et retourné contre soi par une dose non négligeable de gaz lacrymo. C’est l’anti-Rimbaud. L’absolu règlement et ordonnancement de tous les sens. Vraiment, essayez. La prochaine fois que ça se met à chauffer un peu, il suffit de sortir dans la rue et de foncer droit dans le plus gros nuage de gaz lacrymo que vous trouverez. Bang. Vision. Goût. Odorat. Et tous les autres. Tous devenus confusion, perte de la certitude géographique et, le plus important, douleur. Ne flippez pas. Au centre de cette douleur se trouve un point petit et silencieux d’Inconnaissance absolue. C’est cette Inconnaissance que les flics — et par extension Charles Windsor — appellent connaissance. Ils la veulent. Si besoin, ils ont des scalpels, mais le gaz lacrymo est plus propre. La raison pour laquelle ils la veulent n’est pas claire, mais n’importe quel épileptique ou voyant ou toxicomane pourrait vous dire ce qu’elle est. On la trouve chez Blake. Bordel, on la trouve sur la pochette de Metal Machine Music. Ce qu’elle signifie ? On s’en tape. Elle n’apporte aucune réponse. Qu’est-ce que Charles Windsor nous veut. Les flics ne nous diront pas ce qu’ils ne savent pas et ce qu’ils pensent que nous savons.

Notes ultérieures sur le gaz lacrymo

Pendant ce temps, des touristes se tiendront à bonne distance de tout nuage de gaz lacrymo qui pourrait surgir. Ça fait partie de ce qui les définit. Ils peuvent bien vouloir la trace de son odeur sur leurs vêtements, mais l’évitement de toute douleur reste le fait central de leur rêve collectif. Rien ne causera leur dispersion. Ils ont des cartes. Voici l’usine. Voici le musée. Voici l’enfer des astres. Ils s’adressent aux flics sans craindre la mort, mais sans cette crainte ils ne connaitront ni ne se rappelleront jamais rien. Le gaz lacrymo est la seule mnémotechnique qui compte. C’est un système de récitation un réseau d’os brisés. Mais les touristes ne veulent pas en entendre parler. Ils veulent plutôt prendre des photos de graffitis, les images morcelées qui les tourmentent dans leurs rêves. Ils ne se souviennent pas de leurs rêves. Ils ne savent pas que le souvenir est prémonition, que leurs noms sont des prémonitions de mort, sont les rêves cryptés de juges, de nécrologies et d’eau de pluie et de pourriture rose. Ils ne savent que ce que les flics leur ont dit de savoir. Refusez de leur indiquer le chemin. Refusez toutes les interprétations. Votre glande lacrymale éclatée n’est pas un symbole de leur désespoir.

Lettre sur l’harmonie et la crise

Merci pour ta série d’objections. J’en accepte la plupart : mon vocabulaire, mes références (mes papiers d’identité) sont principalement des choses que j’ai tirées du passé. Vieux films, vieille musique : abstractions, marchandises. C’est exactement pareil quand je vais au supermarché. La radio en fond sonore, les magazines, les DVD : tous consignent un genre de rapport obsessionnel au passé récent de la culture. Va pas t’imaginer que je m’en plains. J’aime bien les supermarchés, j’y vais tous les jours, en fait je vais rarement ailleurs. C’est un genre de carte du futur de Londres, prévue pour admettre une histoire collective légèrement censurée, où l’intensité de l’affrontement entre forces amies et contradictoires va s’amenuisant rapidement. De l’astrologie, en gros. Ou, en tout cas, une façon d’être dans la lune. Une étrange constellation d’informations, de faits et de métaphores qui invoque l’aura réconfortante d’une mort très douce, sous les traits d’une scintillante palette de produits alimentaires, continuellement réagencée dans le plan quadrillé du magasin pour donner une impression de mouvement social perpétuel. Ça fait office de calendrier, en gros, un système d’harmonie mis en place afin de maintenir une stabilité si fragile. C’est pourquoi on n’y passe que certains morceaux. Simply Red, par exemple. Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Je m’y baladais l’autre jour, en me demandant ce que ça ferait si leur radio passait « Gallis Pole » de Leadbelly. Tu connais la chanson. M’as-tu apporté l’argent, m’as-tu apporté l’or, et tout ça. Le pincement des cordes sonne un peu comme une toile d’araignée. Ça ne ferait qu’empirer les choses : les vibrations videraient le supermarché de son contenu, le renvoyant aux fréquences des ballades folks et de la superstition. Couronnes de fleurs, arbres des pendus. Dans la mesure où les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise seraient révélés, ce serait utile. Dans la mesure où tous les sons du supermarché, et le morceau du vieux Leadbelly avec, seraient réduits à un spectre de fréquences dont la puissance quasi nulle prédomine à part certaines bandes et certains pics inaudibles. On serait incapables d’en sortir, c’est ça que je veux dire. On verrait vaciller et brûler toute la musique populaire connue, torchères lointaines dans quelque désert imaginaire. Bon, pas vraiment. En fait, c’est pour ça que je hais tous ces groupes à l’ancienne comme Led Zeppelin. Ils ont pris tous ces vieux morceaux comme Gallis Pole, les ont neutralisés pour en faire une partie intégrante de la vitesse de propagation de la culture entière, arrangée en une séquence statique de cercles, de pianos, de pierres précieuses et de prisons. Mais tout n’est pas perdu : la circulation de ces morceaux elle-même contient bien la possibilité d’interruptions. J’ai suivi les progrès faits par la grève à Walmart avec grand intérêt par exemple. Ils sont en train de mettre sur pied un système de contre-homogénéité, en gros : la structure du supermarché est maintenue telle quelle, mais sa géométrie astrologique de base est tout à coup révélée comme simpliste, fanatique et rectiligne, et la ville capitaliste comme un maillage serré d’alliages métalliques, de fonte ionique, de solutions aqueuses, de liquides moléculaires et de corps humains meurtris qui préféreraient ne pas mourir. La ville n’est que périmètre. Et la chanson n’est pas, en définitive, rivet en ce lieu, mais absolue divergence de lui. L’horizon des évènements comme un contour de musique, tous les vocabulaires comme une symphonie entière de séparations toutes manifestées à l’instant qui précède immédiatement leur solidification dans la forme-marchandise. À cet instant-là, tout peut se jouer. Tout le reste est folie et souffrance aux mains des flics.


Lamentation

Nos maladies sont pour la plupart des maladies politiques – Peter Weiss

On salue l’obscur – Diane di Prima

Aux jours de notre colère la plus féroce

la précision de la beauté
Du monde entier         la joie

pain trempé     dans leur obscurité
des ennemis la bouche plaquée sur nous

un piège nous est venu
nul qui nous réconforte

De la musique enfermée, des insultés et des vraiment damnés.
Des noms des responsables des massacres récents.

Sur la numérologie du chant d’oiseau
Sur l’émeute remplacée par le chant d’oiseau
Nos persécuteurs plus rapides que des aigles

Ils nous ont poursuivis dans les montagnes. Nous ont tendu une embuscade dans la plaine.

                        Et nos voyelles collectives fredonnent comme des drones.
                        L’invisible, quoi que ce soit.
                        Comme s’il ne planait pas au-dessus de nous.
                        S’annonçait par le feu bleu.

                        *

                        La loi est une bouche.
                        Glossolalie.

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ces tours et ces villes
ces plaines désertiques
la saveur brûlante de ces
cieux, que sont-ils
qu’a-t-on oublié
dans ces bidonvilles
ces parcs et ces légendes
solides, brillants, cachés
étranges et distants
fantômes, nos austères fantômes

passe l’âme de ton corps comme de l’eau
eau bouillante qui brûle sans fin

*

Elle respire, la loi, et elle chante à l’intérieur de ceux qu’elle protège, et ils sont comme des fleurs, aussi chastes et paisibles que du verre.

Elle nous fixe du regard, la musique de la loi, et ses doigts, ils nous pincent, comme si nous étions des cordes, dorées, et nous sommes leurs chansons, les habitants de la loi.

Et nous n’avons pas prise, et nous trébuchons, en arrière en arrière, heure par heure, tels des étoiles ou des immeubles s’effondrant, dans l’abîme, de leurs cœurs, les héritiers de la loi, et là nous chantons, inimaginés, dans la glace de notre silence, tombant.

Et leurs âmes s’écouleront comme pisse dans les rues de la grande ville.

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Dis qu’ils nous ont enfermés dans la pierre nue. Tu te réveilles, tu ouvres les yeux, est simple : nous avons été consommés comme le sang et l’eau, et notre langage – tu te réveilles, sifflantes et syntaxe un jet de javel et de concepts. Échafaude : l’ennemi est non-matériel, pas nous.

Dis qu’ils nous ont étouffés avec du sucre noir. Demande qui sont ces gardiens des rébellions de jadis – insiste, c’est vraiment arrivé, nous sommes tout sauf imaginaires. Tu te réveilles, tu ouvres les yeux – il y a une frontière nous sépare, les morts méritants, non-méritants. Défense d’afficher des miracles.

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C’est la sotte habitude de notre temps de se lamenter au lieu de réagir. La mode est aux jérémiades. Jérémie pose dans toutes les attitudes, il pleure, flagelle, il dogmatise, il régente, il tonne, fléau lui-même entre tous les fléaux. Laissons ces bobèches de l’élégie, fossoyeurs de la liberté ! Le devoir d’un révolutionnaire, c’est la lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusqu’à extinction – Louis-Auguste Blanqui

Souviens-toi. On t’a donné des lois
pour gratter ton enfance, étaient des airs
tu le savais, chantant pendant des siècles
                                                dans une cellule et des dieux
planqués sous ton lit, contes de fées
leur amour bleu, depuis le fond de l’océan
cet inconnu, chaque nuit, dans ton lit
enlève sa peau brûlante, l’accroche
dans sa cellule, ses esclaves égyptiens
ses cartes brisées – 
                                   souviens-toi
de prendre ces contes comme un conseil
un vortex qui organise ;
                                   chaque phrase volée
chaque mot une double serre. Agis maintenant.

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Bon bref, des insomniaques ou les morts errants dorment en marchant à travers le ministère, ouais, à travers la ville dorée. Bah qu’ils aillent se faire foutre. La chorale, si elle existe, est un troupeau de fantômes. Le chœur, une foule désenchantée de professionnels du mot d’ordre. Laisse tomber. Prends du sulfate, de l’hydrogène, n’importe quoi, éléments, élémentaux, broie le tout et bous l’invisible

                                   l’extase des molécules d’oxygène
                                   les moines fous de Westminster

                                   L’un fut auguré avec des hirondelles.
                                   L’un fut scindé avec des ciseaux.

                                   Certains germent dans la poussière
                                   à ne pas cueillir
                                   adversaires du jour
                                   et contre-lumière
                                   de la nuit

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chaque porte n’est pas verrouillée – Ericka Huggins

dans le maire de Londres
ses râles de neige brûlante
dans son mot pour monnaie
un million de portes closes
de viande et d’étoiles qui flambent
sa livide sentence crevée
sa griffure sidérée de détenus
ses corpuscules et son rire
dans son mot pour Londres
dans notre disque de salaires
une alouette empoisonnée hurle
sa voix dorée s’écoule

Parce que nous n’existons pas les années de notre naissance s’empilent dans l’ombre de nos bouches comme des villes imaginaires ou les fosses du Ciel et autres banalités de base.

                                                                                                                      Dis ces rats. Dis ces rats ont des noms dis tu connais ces noms. Tu ne connais pas ces noms. Dis poudre noire dis plein de choses. Et puis, une victoire fasciste, dis ça. Et puis. Dis il semblait qu’une porte a été ouverte genre juste une seconde et on s’est rués à travers cette porte ou bien les choses se ruaient-elles sur nous je ne sais pas et. Dis c’était juste un nuage de sang en poudre. Dis tu connais leurs noms et puis souffre de dessous ces noms et vis et creuse dans ces noms et. Demande ce que deviennent ces putain de cœurs brisés

*

Évite la mélancolie.
Raconte quelques blagues.
Dynamite Stonehenge.

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               applique de la gravité sur ton corps
               de l’eau crue comme du beurre en fait
               fait de ton corps, oui, c’est-à-dire
               toi, nous, « une force du passé »
               et à propos des fleurs :

Qui sont ces juges, qui en a fait des gardiens ? Et de quoi ? Quelles sont ces choses au centre de leur bouche, ce silence cerclé, cette horloge écrasée, cris de choses volantes et mortes. La forme humaine, elle m’effraie, ses aspects éraflés et monstrueux ; peste agrippée à, comme l’esprit d’amour, et des spectres hurlent comme des étourneaux dans les rues de nos villes dévastées.

C’est un orage de monstrueux tambours.

la guerre n’a pas été déclarée
               elle hurle seulement
comme hurlent les fantômes et
            les cendres sont les hurlements
                        des fantômes sont
de l’eau brûlée       sont les bardes
des pièces et du sommeil licite

et des étoiles écarlates d’argent pourri

*

Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir […] un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer.
René Char

et cette sentence
             non-prononcée
ne doit pas te rendre amer
        elle t’a rendu amer

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il y a une loi elle
patrouille l’invisible
est sombre dehors

il y a des comètes comme
nous les déchiffrons
comme la loi ou la radio

comme ensuite les villes brûlent
comme cendre comme formes simples
comme le ciel est une insulte

                                   nomme cette ville

                                   c’est un os c’est
                                   nos os craquent
                                   comme feu perle va

                                   scinder les filets de rues
                                   ou d’os c’est
                                   pas une urgence

                                   la richesse des morts
                                   leurs amis morts.

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Qui regardaient le soleil dans les yeux et n’étaient pas aveuglés – Lola Ridge

cinq jours sans dormir
la loi est fixée et brûle
nous qui sommes ici captifs
chaque nuit la même silhouette
sur la même route, cesse
de rugir, comme un cerveau
qui rugit tous nos fantômes
jacinthe et gueule-de-loup
mes fantômes, un fleuve d’os
mes fantômes, narcisses ma
rotation, mes lois, restez là
« les forfaits s’abattent comme la pluie »

*

et quand ils disent « nous », ils ne cherchent qu’à baratiner, pour que les gens croient y retrouver, en mieux formulé, ce qu’ils pensent et leur façon de penser. Ulrike Meinhoff

« Nous » les menteurs. « Nous » les obéissants, « nous » les dents impériales.
Pas d’oiseaux, pas de costumes, pas d’araignées sacrificielles.
Cette histoire passe à travers nous comme des fantômes.
Divers acronymes. Nostalgie de la couleur électrique.
Rose meurtre et noir.

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le fantôme de ton père
a donné des mots à l’orage
piégé la pluie dans ses chansons
ont déchiré sa bouche en morceaux

la pluie ne parlera pas de ça
– c’est ta beauté, apocalyptica –

Mais pour toi ce serait peut-être un devoir, car tu pourrais t’employer à réveiller les morts de Tübingen. Certes, les croque-morts chercheraient à te faire le plus de mal possible. – Hölderlin à Hegel, 25 novembre 1795.

Lettre contre le rituel


Donc je suppose qu’à l’heure qu’il est tu t’es remis du numéro de vaudou à St Paul. J’imagine que c’est sympa de plus devoir prononcer les syllabes Margaret Thatcher. Tout ça parait très loin maintenant, comme quand tu es resté debout quatre nuits d’affilée, que finalement tu te reposes, et puis t’es là, à boire ton café, à essayer de te rappeler ce que t’as bien pu foutre. T’as pas oublié comment ça fait ? T’as pas intérêt. Bref, ce dont je me souviens le mieux c’est du discours de Glenda Jackson au parlement, quand tous les autres faisaient des gorges chaudes de Thatcher, Dieu, et tout le putain de cosmos et là Jackson qui balançait quelques vérités bien senties. Mais sérieusement, que ce discours ait pu paraître aussi audacieux, ça montre à quel point ces journées étaient bizarres, et bien entendu, à quel point il était bizarre que ce geste ait pu effectivement passer pour courageux. Mais le meilleur moment c’est quand le député conservateur anonyme s’est mis à hurler « J’en peux plus » au milieu du discours. Parfaitement, enfoiré. Bref, j’ai écouté le discours de Jackson sur Youtube plusieurs fois, et puis je suis allé regarder l’historique de ses votes au parlement. Un peu décevant, ouais. Sur l’assurance chômage : abstention, ouais. Voilà le genre, elle peut aller se faire foutre. Elle a fait un bien meilleur discours en 1966, je crois, quand elle jouait Charlotte Corday dans le film tiré du Marat-Sade de Peter Weiss. J’imagine que tu t’en souviens, elle est tout en haut d’une échelle, et elle se met à délirer en criant un truc du genre : « quelle est cette ville, quelle est cette chose qu’ils traînent à travers les rues ? » Putain, si elle avait fait ça au parlement, j’aurais peut-être reconsidéré mon rapport au jeu électoral. Bon, peut-être pas. Mais sérieux, quelle était cette chose qu’ils traînaient à travers les rues le 17, ou je ne sais quel jour, d’avril. À travers cette ville terrifiée, réduite au silence. Pour moi Thatcher était une espèce de projectile rance, on la renvoyait dans le temps, et depuis là où elle avait bien pu atterrir, à un moment ou un autre autour de 1946, nous parvenaient des échos, clairement une tentative plus ou moins réussie d’éradiquer tout ce qui ne s’accorde pas à l’harmonie insipide de ce que ces sangsues vampiriques à tête de rasoir du parlement cherchent à faire de nous. Nous projeter dans une sorte de futur bâti sur la peur absolue. Ou bien ce futur est un vide victorieux, un disque rotatif infernal de lames superflues, et elles te parlent ces lames, et elle te disent : « un jour, tu seras au chômage, un jour tu seras à la rue, un jour tu seras un des invisibles, et les monstres viendront sucer le peu de chair qui reste sur tes os abolis ». Ils déconnent pas. Et on a déjà les rythmes grotesques et burinés de ces monstres dans la gorge, maintenant. Dans la gorge, la bouche, le centre rompu de notre langage, syllabes fascistes, aboiements aigus. Tu sais que j’exagère pas. C’est pas rien ce qu’ils préparent. On parle en milliers d’années, et leurs serres s’enfoncent dans le passé et dans le futur. Une ville géométrique de chiens forçats, vagues de glycérine, gélignite. Et quelle étrange expression négative de la joie scandaleuse qu’on éprouvait tous, en fêtant sa mort, complètement torchés à Brixton, Trafalgar Square, tous ces sites d’anciens désordres qui ont tout à coup volé en éclats. Une meute de fantômes victoriens. Nuits de saignée et d’électricité. Gin bouillonnant et cordons de police. Phosphore blanc. Souvenirs. C’était comme si on était une cloque sur la loi. Détenus. Jacobins costumés. Bouffons. Eh oui. Chacun d’entre nous savait qu’on n’avait rien gagné, que son héritage « vivait toujours », ou tout autre molard moralisant recraché par ces petits merdeux de libéraux dans le Guardian et sur Facebook. C’était pas l’enjeu. C’était horrible. Volontairement. Comme le banquet de la peste dans Nosferatu. Je l’adorais. J’avais deux bouteilles de champagne, une poignée de pilules et un cigare énorme, c’était génial. Je suis rentré et je voulais taguer « Ne travaillez jamais » sur les murs de chaque Jobcentre que je croisais. Ben ouais, je suis un connard sentimental quand je suis déchiré. Mais non, cette odieuse et vertueuse peur se répandait à nouveau en moi, prenant possession du moindre de mes pas. Je pensais à Blanqui, à la toute fin de sa vie, dans sa cellule, quand il savait très bien que ce qu’il écrivait, il allait l’écrire pour toujours, qu’il porterait toujours les mêmes vêtements qu’il portait, qu’il serait toujours assis là, que sa situation ne changerait jamais, plus jamais. Qu’il ne pouvait distinguer sa cellule de tout l’amas d’univers. Que les étoiles n’étaient rien que des routines d’apocalypse, les constellations, des barricades négatives. Je pensais à l’éthique du travail, obsessionnellement évoquée, comme un rituel ennemi, une espèce de superstition barbare-aristocratique. Aux contrats zéro-heure, nébuleuses anti-magnétiques qui aspirent à rebours la journée de travail. Heures-négatives. Du gruau à la pelle dans les fosses tournoyantes des siècles passés et futurs, envoûtés dans l’absolue gravité, une invisibilité qui scelle chaque pavé sur lequel je pose le pied. J’avais envie de chialer. En fait je crois que je l’ai fait. En fait, non. Je riais à m’en décrocher la mâchoire. Un gloussement grotesque, médiéval. Aucun désespoir, rien d’autre que la défiance et le mépris. Anciens désordres. Villes fantômes et fanfares. Usines invisibles. Nostalgie qui se fissure en douleur et pur bruit. Pas de sommeil. Pas de rêves. Un régime d’ersatz de travail, indifférencié et sans fin. Nous tous, portés à ébullition dans un stupide réveille-matin conservateur. Une alarme si forte qu’on ne peut plus l’entendre. Mais qu’importe. Ça paraît évident, il faut faire du jour de la mort de Thatcher un genre de fête des travailleurs. En vrai, oublie, célébrons ça tous les jours, pour toujours, comme un cercle de plaies purulentes, de botulisme et de roses. Sorcellerie. Rage. Tu vois ce que je veux dire ? J’espère bien. Bref, depuis, tout est tranquille. Je pensais te rendre visite. Et merde.

“_AUTANT EN EMPORTE LE VENT.
Elle promit de le suivre jusqu’à la fin du monde.
Il promit de s’en charger !”

Héros

1. Mustapha Khayati, j’ai une question. Pendant que tu rédigeais ton dictionnaire, est-ce que tu t’es demandé quels mots pouvaient être des mouchards et quels autres des jaunes. Tant que la Tour Eiffel continue de signifier ce qu’elle signifie, à transmettre des signaux que personne ne pourra jamais traduire, ces questions continuent de compter. Mustapha Khayati, dis quelque chose. Le fascisme n’a pas besoin de langage pour faire ce qu’il fait.

2. Jean Genet, s’il était vivant aujourd’hui, serait quelque part au fond de l’océan, enlacé à tous les autres ossements humains. Personne ne dirait son nom. Ses empreintes digitales seraient répertoriées dans une obscure mine de données. Mais sa haine pour votre monde serait la même. Son poing, son poignard, son négligé. Alors que les derniers océans se seraient évaporés, ses os se mettraient en mouvement. La bonté dans ses yeux longtemps révolue.

3. S’il se trouve que la cosmologie de Dante a toujours été vraie, alors j’aimerais qu’Artaud soit le guide aux Enfers. Il saurait gérer les touristes. Il ne dirait pas un mot, ne croiserait pas ton regard, et les hurlements dans tes oreilles seraient les tiens. Avec de la chance, il te saisirait par les poignets. Quelque part, loin de là où nous nous trouvions, la dernière horloge de la terre exploserait. Fleurs de base.

4. Si toutes les lettres de tous les alphabets du monde étaient prononcées en même temps, elles n’épelleraient pas le nom Arthur Rimbaud. Ce nom a été mis hors service il y a quelque temps. Mais essaye-le quand même à l’envers, pendant l’heure qui précède l’aube. Observe les statues érigées en son honneur alors qu’elles n’implosent pas. Écoute sa poésie, alors qu’elle erre dans les villes ruinées, invisible à notre œil.

5. Baudelaire tu l’as toujours su. Ton squelette astreint sans discuter à gratter la terre pour toujours, à repousser l’amer besoin qui sur lui s’abat comme une horloge vivante. La came rend la mort éternelle, tu le sais bien. Comme son jumeau respectable, le travail salarié.

Lettre sur les émeutes et le doute

au passage : j’ai écrit ça quelques jours avant que tout n’explose. à suivre…

*

Qu’importe, j’ai complètement changé de méthode. Ça fait un moment que j’ai commencé à m’interroger sur la possibilité d’une poésie que seul l’ennemi pourrait comprendre. Nous savons toi et moi ce que ça signifie. Mais à ce moment-là, c’était peut-être quand je faisais le tour de Piccadilly en observant les incendies, cette nuit de mars, mon point de vue sur la question a changé. Les gémissements poétiques de ce siècle n’ont été, pour la majeure partie, qu’une banale patine de snobisme, de vanité et de sophisme : il nous faut une prosodie nouvelle et si je suis à peu près certain qu’une simple émeute ne fait pas l’affaire, ton refus de quitter la salle de séminaire n’est certainement pas approprié non plus. Mais, une fois encore, tu as raison de t’inquiéter que je fasse de la forme-émeute un fétiche. Tu dis : « La non-violence est un élément clé de ma vision des choses. » Tu dis : « Je suis fier de n’avoir jamais mis au point d’armes létales. » Mais que dis-tu de cette nuit où nous avons électrocuté un certain nombre de chiens. Tu t’en souviens ? Avec du courant direct et alternatif ? Pour établir que le second était plus sûr ? On avait gobé un paquet de MDMA cette nuit-là, et pour une fois on pouvait admettre qu’on n’était ni calmes, ni miséricordieux, ni aimants. Mais je m’égare. Le principal problème avec une émeute, c’est qu’elle bascule trop facilement dans une sorte d’intensité négative, que par l’acte même d’évasion de notre forme-marchandise nous nous y retrouvons plus profondément congelés. Extérieurement au moins nous devenons le prix du verre, ou les heures supplémentaires d’un flic. Mais une fois encore je ne dis ça que parce qu’il n’y a eu aucune foutue émeute. Sérieusement, si on crame pas des bagnoles on est nulle part. Penses-y. La ville s’échauffe et s’approfondit quand la pression monte. Les électrons sont expulsés des atomes pour produire une substance encore jamais vue sur Terre. Sous des conditions aussi extrêmes, l’hydrogène se comporte comme du métal liquide, conduisant aussi bien l’électricité que la chaleur. Si rien de tout ça n’a lieu, c’est une perte de temps. Peut-être que tu penses que ça ne s’applique pas à toi. De quelles réserves inépuisables de noirceur, d’ignorance et de sauvagerie nous disposons. Cent millions de personnes utilisent l’électricité et persistent à croire à la puissance magique des signes et des exorcismes, au cauchemar de leurs vies en tant qu’esclaves des riches. Ne fais pas comme si tu étais au-dessus de ça. Souviens-toi, une poésie que seul l’ennemi peut comprendre. Cela suppose toujours que nous, comme on dit, comprenons bien. Pourrait-on réellement parvenir à une connaissance de la poésie par l’étude de la salive des chiens ? La mer d’hydrogène métallique a des dizaines de milliers de kilomètres de profondeur.

*

notez l’usage de citations d’Engels, Trotsky, Lautréamont, et du Guardian daté d’aujourd’hui

5 août 2011.

doléance

Aujourd’hui on a annulé les oiseaux charognards
et nous sommes amoureux et nous dormons en paix.
Il y a des flics dans nos oreillers.
Essaye de dire que leurs assassins bossent pour nous.

*

Nos maisons sont bondées si étroitement
Qu’elles ne sont plus des maisons. Va comprendre.
Ça nos lits ça nos restes de bouffe
Nous mangeons de la même bouche. Nous n’avons plus
L’usage de nos os. Nous sommes désespérés nous sommes fabuleux
nous sommes Possiblement morts.
                                               4 heures du mat. Dors baise défonce-toi
et ce monstre dans le ciel qui relève nos coordonnées. 

Des fantômes marchent à midi. Tout un chacun une arme.