Troisième lettre sur l’harmonie

Désolé de ne pas avoir écrit depuis si longtemps. J’ai été pas mal occupé et en plus les choses ont commencé à être difficiles, à nouveau. Je vais devoir m’inscrire au chômage dans pas longtemps et je suis tout sauf impatient de le faire. Ne va pas te faire des idées, ce n’est pas que je me sente coupable, pas du tout. Les clopinettes qu’on nous accorde sont de toute façon une insulte. Ce n’est même pas le dispositif d’aide sociale, c’est juste que le Job Centre, tout le processus, c’est un cauchemar. Il y a des années de ça, ils passaient de la musique dans ces bureaux, je ne pense pas qu’ils le fassent encore. C’était toujours la même vieille merde prévisible, mais diffusée juste en-deçà du spectre standard de l’audible. Ouais, j’imagine que c’est une façon d’envisager la condition de porosité harmonique commune à tous ceux qui ont moins de cinq balles en poche. L’étrange gnosticisme dans lequel on vit ces temps-ci. Les vérités sociales auxquelles n’ont accès que ceux qui vivent bien en dessous du seuil de la faim. Eux, et bien entendu les très riches. Comme si les riches étaient une sorte de couteau ébréché, aux confins du périmètre social, et que nous, les très pauvres, nous étions raclés contre ce couteau, encore et encore. Vous autres, tous, dans l’entre-deux — peu importe à quel point vous vous sentez concernés — vous êtes en état de somnambulisme. C’est pour ça que je me suis enflammé quand tu m’as reproché la violence de mon travail. Je veux dire, de quoi tu rêves ? Mes rêves sont identiques à ceux de plusieurs députés conservateurs. Sauf que, bien sûr, je fais ces rêves quand je suis éveillé. Mais bon, laisse tomber, je n’ai pas l’intention de m’étendre sur mes problèmes : je suis censé t’écrire à propos de musique, donc réfléchissons à ces morceaux qu’ils passaient dans le Job Centre. Tous les derniers tubes, convertis en un gémissement aigu et circulaire, et au centre de ce gémissement un lexique bien trop audible. Argent. Sanctions. Etc. Ce gémissement, cette désaudibilité, est fascinant. C’est fait pour ça. Pour être honnête, je suis surpris que ça n’ait pas été repris dans The Wire. Je suis surpris qu’il n’y ait pas de CD, de concerts au café Oto. Je veux dire, c’est une expérience d’écoute des plus intéressantes. On bouge au ralenti. On a l’impression d’avoir reçu une injection de 300mg de chien brûlant. Il n’est plus possible de contrôler la grammaire et la syntaxe. La parole, qui serait normalement le moyen d’entrer dans le temps effectivement vécu, se comprime et s’étire en un réseau de cercles et de spires, à son périmètre un système de musique raclée, négative, et en son centre un mur. Et puis tu te réveilles après une nuit de rêves affreux pour découvrir que tu es ce mur. À bientôt, j’espère. Il est peut-être temps de m’inviter à dîner chez toi ? 

5 avril 2012

Deuxième lettre sur l’harmonie

OK essayons encore. Mais garde à l’esprit que ça va être d’une naïveté de tous les diables. Tu vois, je n’ai pas fait les recherches nécessaires sur ce qu’est et a été l’harmonie etc. Ce que je retire d’une lecture attentive de certaines Notes de Lénine sur Hegel — il dit quelque chose à propos de l’harmonie pythagoricienne des sphères qui offre une cosmologie parfaite, une hiérarchie reposant sur des réalités homothétiques justifiant les conditions sociales sur terre, où chacun est à sa place, et personne ne peut remettre en doute la beauté et la perfection de ces relations. Tout simplement. Et pour que ça marche, pour que toutes ces justifications restent vraies, un corps fictionnel est essentiel : l’antichton, ou contre-terre. Ainsi, à la limite, l’attraction gravitationnelle qui fait tenir tout le système hiérarchique d’harmonie est une fable, mais une fable dotée du pouvoir de tuer. Pourtant si cette fable est le lieu de la justification et du massacre institutionnel (comprendre : rituel) c’est aussi le lieu d’un magnétisme de tous les diables, de discorde et de répulsion, qui peut transgresser ses propres limites jusqu’à ce que quelque chose de bien différent, à savoir le crime, ou l’impossibilité, se manifeste. Pour Ernst Bloch, la révolution était l’intersection où se rencontraient les morts. Pour Lorca, la musique était le cri des générations mortes — le langage des morts. Mais notre système harmonique, sachant pertinemment qu’il contient sa propre négation, l’a momifiée, et alors que nous savons vivre au sein d’une harmonie criminelle, nous savons aussi que nous sommes maintenus en son sein comme des sujets figés, ou plutôt comme objets, et même comme cadavres, d’une musique autre. Mais peu importe, tout comme la contestation est inutile parce qu’elle reste dans les limites du déjà-connu, l’harmonie cachée est préférable aux évidences. Héraclite. La musique comme une coupe opérée dans les hiérarchies harmoniques etc., les réalités poétiques comme des contre-terres où l’on peut proposer une nouvelle position depuis laquelle voir et agir sur ce qui était jusqu’alors maintenu dans l’invisibilité etc. Nous-mêmes, pour commencer. Ça paraît vraiment génial, aux putains de petits oignons, jusqu’à se rappeler que l’harmonie du fétiche argent est celle du fétiche marchandise dès lors qu’elle devient visible et éblouissante à nos yeux, autrement dit qu’on ne dispose d’aucun genre de monopole sur l’invisibilité harmonique, et que tous les systèmes occultistes que certains d’entre nous aiment tant ont toujours été bourgeois de part en part. Soit : ce n’est pas une affaire de gentrification, mais du fait que tout le processus a toujours démarré depuis le point invisible où se trouvent nos pieds, à tambouriner des rythmes fétichisés tout droit dans le sol incrusté d’étoiles. Cette fameuse porte verte avec son inscription « No admittance except on business ». Soit : quelle que soit notre insistance à affirmer qu’il ne s’agit pas de contestation, mais d’une altération rapide de la scansion structurelle au cœur de la ville, les contours cachés de nos chants sont après tout de sales petits bourges éparpillant leurs chromosomes hécatombiques sur notre histoire collective. Fait chier. C’est pour ça que je déteste toujours autant le magazine Mojo. OK. Maintenant, passons à ce qui est vraiment évident. Les révolutions tiraient autrefois leur poésie du passé, elles doivent maintenant la tirer de l’avenir. On connaît tous ça. Célèbre, etc. Sous sa forme actuelle, le slogan utilisé par les anarchistes grecs, il y a quelques hivers de ça : nous détruisons le présent parce que nous venons du futur. J’adore, mais en fait, c’est encore le même mysticisme: pourtant si l’on peut le renverser, le mettre sur sa tête etc. on trouvera ceci, par exemple : « la figure rythmique répétée, un riff gueulé, se fait pressante au-delà de la musique. C’était haine et frustration, secret et désespoir… Cette prise de position s’est répandue comme un feu de joie à travers les cabarets et les boites des villes noires, de sorte que le son lui-même est devenu la base de la pensée, et que les innovateurs se sont mis à la recherche de modalités plus crades. » C’est Amiri Baraka, une nouvelle intitulée « Les Gueulards », de 1965 ou un truc du genre. Soit : crissements métalliques et musicaux comme systèmes de pensée qui rejettent les limites imposées des systèmes sociaux ou harmoniques conventionnels et les font éclater, dégageant ainsi un peu de place d’où l’on peut avancer des contre-propositions. Slogans. Les cris de bataille des morts. Même si, évidemment, Pizza Express et le Poetry Café ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour neutraliser tout contenu de vérité que pourrait receler cette possibilité. Le 30 septembre 1965, Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Donald Rafael Garrett, Jimmy Garrison, Elvin Jones et John Coltrane ont enregistré l’album Live in Seattle : il n’est, d’après quelqu’un qui est cité par Wikipedia, « pas destiné à ceux qui préfèrent le jazz comme fond sonore mélodieux ». C’est un des exemples de musique enregistrée qui sonne encore absolument présente des années plus tard, parce qu’il a été un des réceptacles sonores d’un moment révolutionnaire jamais réalisé : c’est-à-dire qu’il est devenu une monade benjaminienne, un amas d’énergies encore inutilisées qui recèlent toujours la possibilité d’exploser dans le présent. Diffuse-la très fort dans la galerie commerciale de Walthamstow et tu verras ce que je veux dire. Ouais ouais ouais. Je pense à un moment particulier de l’album, environ 13 minutes après le début de « Evolution », quand quelqu’un — je ne pense pas, d’ailleurs, que ce soit Coltrane — souffle quelque chose dans une trompette introduisant violemment une boucle temporelle dimensionnelle dans les constellations telluriques déjà établies dans le système harmonique de la musique, devenant une force qui évolue au-delà de tout énoncé musical, tout en conservant une communication claire et directe en son centre : amour dialectique, logique de contrebande. Etc. etc. etc. J’imagine que Seattle, comme partout ailleurs, doit être bien confinée dans sa gentrification à l’heure qu’il est. Mais quoi qu’il en soit, cette trompette sonne comme un os métallique, un lieu où les morts et les générations futures se rencontrent et sont pris d’un feu bleu, électrique. C.L.R. James a déclaré une fois que « les violent violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affuté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé. » Va comprendre. Du fait de sa position sur la ceinture de feu du Pacifique, Seattle est une zone sismique majeure. Le 30 novembre 1999 les émeutes de Seattle contre le sommet de l’OMC ont intégré des attaques directes et indirectes contre, entre autres, la Bank of America, Banana Republic, The Gap, la Washington Mutual Bank, Starbucks, Planet Hollywood etc. etc. etc. « Cosmos ». « Out of this World ». « Body and Soul », vous voyez ce que je veux dire. Deux ans plus tard, à Gênes, l’anarchiste Carlo Giuliani prenait une balle policière en pleine tête. Souviens-toi de ce nom. La fable du capital, le site de son massacre institutionnel — comprendre : massacre rituel — la fréquence silencieuse au cœur de ses si douces mélodies. Ah, je n’en vois pas la fin, j’ai pris un paquet de Valiums aujourd’hui. Mais qu’importe, pour le dire simplement, le but de la chanson n’est pas seulement d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière, mais d’empêcher la classe dominante de vivre de la façon dont elle a vécu jusqu’à présent. Les violents conflits de notre époque rendent impossible le recueil des émotions musicales dans la tranquillité, à moins qu’il ne s’agisse du genre de tranquillité qui fasse clairement apparaître la féroce et stridente tourmente du mouvement révolutionnaire à la recherche de clarté et d’emprise. Un câble métallique élevé etc. La contre-terre arrimée à de tels stroboscopes sonores que nous devenons, même si c’est temporairement, l’irruption dans le temps présent des cris des os de l’histoire, entrant par effraction dans l’esprit de l’auditeur, déterminant sans ambiguïté une position nouvelle sur la réalité, un terrain nouveau hors de l’harmonie officielle, à partir de laquelle agir. Ou dit autrement, la prochaine fois qu’un amateur de jazz te dit que le dernier Coltrane est inécoutable, ou un truc du genre, ricane-lui au nez. Sept fois. Plus par la suite.

16 décembre 2011.

Première lettre sur l’harmonie

Aux émeutiers de Minneapolis et d’ailleurs
cette traduction est dédiée

Quelque part dans Londres il y a un juge qui, tous les sept jours, paie une prostituée pour rejouer les crimes de ceux qu’il a condamnés au cours de la semaine, pendant qu’il regarde en se masturbant. Désolé, j’ai essayé et je n’arrive pas à tourner correctement cette phrase. J’ai lu des trucs là-dessus sur Facebook ce matin et, tu sais, c’est chiant. J’espérais avancer un peu sur les réflexions que je me faisais au sujet du système des harmoniques pythagoriciennes, et de quelle façon il repose sur un point central consciemment fictionnel pour stabiliser sa force symétrique. Il y a un passage à ce sujet dans les Œuvres de Lénine (Vol. 38), et je pense que ça pourrait être utile, même si je sais pas vraiment à quoi. Mais en tout cas, je pouvais pas m’arrêter de penser à ce juge. Et puis j’ai commencé à me demander, si en fait — un si non négligeable, j’avoue — il ne produisait ces émissions de façon assez délibérée, comme source d’une vibration centrale par laquelle le système judiciaire pourrait imposer une analyse nouvelle et extrêmement rigide de la ville, dans laquelle il serait possible de maintenir une atmosphère stérile afin de propager un nombre réduit de sentences officielles (disons, par exemple, sept) à partir desquelles on pourrait dériver toute pensée possible. Sexe magique, ouais. Toute cette merde ridicule. Ne va pas croire que je deviens un de ces branleurs avec une gueule à la David Icke : en termes de mythe originel, il s’agit d’une structure narrative relativement traditionnelle. Ce dont ce juge ne se rend probablement pas compte, cependant, c’est que chacun de ses jets de particules va nécessairement invoquer une sentence auxiliaire, qui, sous sa forme faible, ne peut s’exprimer que dans certains cris d’incrédulité et de crainte, mais qui sous des conditions extrêmes peut — et c’est une possibilité à ne pas négliger — se manifester en dernière instance comme un anneau d’antiprotons, autrement connus comme chiens d’attaque. Hackney, par exemple. Ces chiens d’attaque sont stables, mais leur durée de vie moyenne est courte parce que n’importe quelle collision avec une sentence officielle conduit à leur annihilation réciproque dans un jaillissement d’énergie bref mais très intense. En d’autres termes : achète un flingue, apprends à tirer avec, trouve-toi le premier boulot venu à la Haute cour, et puis résous quelques équations très simples. J’espère que tu vas bien, au fait. Le ciel au-dessus de Londres est laiteux et fétide.

11 novembre 2011

Lettre sur l’harmonie et la crise

Merci pour ta série d’objections. J’en accepte la plupart : mon vocabulaire, mes références (mes papiers d’identité) sont principalement des choses que j’ai tirées du passé. Vieux films, vieille musique : abstractions, marchandises. C’est exactement pareil quand je vais au supermarché. La radio en fond sonore, les magazines, les DVD : tous consignent un genre de rapport obsessionnel au passé récent de la culture. Va pas t’imaginer que je m’en plains. J’aime bien les supermarchés, j’y vais tous les jours, en fait je vais rarement ailleurs. C’est un genre de carte du futur de Londres, prévue pour admettre une histoire collective légèrement censurée, où l’intensité de l’affrontement entre forces amies et contradictoires va s’amenuisant rapidement. De l’astrologie, en gros. Ou, en tout cas, une façon d’être dans la lune. Une étrange constellation d’informations, de faits et de métaphores qui invoque l’aura réconfortante d’une mort très douce, sous les traits d’une scintillante palette de produits alimentaires, continuellement réagencée dans le plan quadrillé du magasin pour donner une impression de mouvement social perpétuel. Ça fait office de calendrier, en gros, un système d’harmonie mis en place afin de maintenir une stabilité si fragile. C’est pourquoi on n’y passe que certains morceaux. Simply Red, par exemple. Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Je m’y baladais l’autre jour, en me demandant ce que ça ferait si leur radio passait « Gallis Pole » de Leadbelly. Tu connais la chanson. M’as-tu apporté l’argent, m’as-tu apporté l’or, et tout ça. Le pincement des cordes sonne un peu comme une toile d’araignée. Ça ne ferait qu’empirer les choses : les vibrations videraient le supermarché de son contenu, le renvoyant aux fréquences des ballades folks et de la superstition. Couronnes de fleurs, arbres des pendus. Dans la mesure où les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise seraient révélés, ce serait utile. Dans la mesure où tous les sons du supermarché, et le morceau du vieux Leadbelly avec, seraient réduits à un spectre de fréquences dont la puissance quasi nulle prédomine à part certaines bandes et certains pics inaudibles. On serait incapables d’en sortir, c’est ça que je veux dire. On verrait vaciller et brûler toute la musique populaire connue, torchères lointaines dans quelque désert imaginaire. Bon, pas vraiment. En fait, c’est pour ça que je hais tous ces groupes à l’ancienne comme Led Zeppelin. Ils ont pris tous ces vieux morceaux comme Gallis Pole, les ont neutralisés pour en faire une partie intégrante de la vitesse de propagation de la culture entière, arrangée en une séquence statique de cercles, de pianos, de pierres précieuses et de prisons. Mais tout n’est pas perdu : la circulation de ces morceaux elle-même contient bien la possibilité d’interruptions. J’ai suivi les progrès faits par la grève à Walmart avec grand intérêt par exemple. Ils sont en train de mettre sur pied un système de contre-homogénéité, en gros : la structure du supermarché est maintenue telle quelle, mais sa géométrie astrologique de base est tout à coup révélée comme simpliste, fanatique et rectiligne, et la ville capitaliste comme un maillage serré d’alliages métalliques, de fonte ionique, de solutions aqueuses, de liquides moléculaires et de corps humains meurtris qui préféreraient ne pas mourir. La ville n’est que périmètre. Et la chanson n’est pas, en définitive, rivet en ce lieu, mais absolue divergence de lui. L’horizon des évènements comme un contour de musique, tous les vocabulaires comme une symphonie entière de séparations toutes manifestées à l’instant qui précède immédiatement leur solidification dans la forme-marchandise. À cet instant-là, tout peut se jouer. Tout le reste est folie et souffrance aux mains des flics.


Lettre contre le rituel


Donc je suppose qu’à l’heure qu’il est tu t’es remis du numéro de vaudou à St Paul. J’imagine que c’est sympa de plus devoir prononcer les syllabes Margaret Thatcher. Tout ça parait très loin maintenant, comme quand tu es resté debout quatre nuits d’affilée, que finalement tu te reposes, et puis t’es là, à boire ton café, à essayer de te rappeler ce que t’as bien pu foutre. T’as pas oublié comment ça fait ? T’as pas intérêt. Bref, ce dont je me souviens le mieux c’est du discours de Glenda Jackson au parlement, quand tous les autres faisaient des gorges chaudes de Thatcher, Dieu, et tout le putain de cosmos et là Jackson qui balançait quelques vérités bien senties. Mais sérieusement, que ce discours ait pu paraître aussi audacieux, ça montre à quel point ces journées étaient bizarres, et bien entendu, à quel point il était bizarre que ce geste ait pu effectivement passer pour courageux. Mais le meilleur moment c’est quand le député conservateur anonyme s’est mis à hurler « J’en peux plus » au milieu du discours. Parfaitement, enfoiré. Bref, j’ai écouté le discours de Jackson sur Youtube plusieurs fois, et puis je suis allé regarder l’historique de ses votes au parlement. Un peu décevant, ouais. Sur l’assurance chômage : abstention, ouais. Voilà le genre, elle peut aller se faire foutre. Elle a fait un bien meilleur discours en 1966, je crois, quand elle jouait Charlotte Corday dans le film tiré du Marat-Sade de Peter Weiss. J’imagine que tu t’en souviens, elle est tout en haut d’une échelle, et elle se met à délirer en criant un truc du genre : « quelle est cette ville, quelle est cette chose qu’ils traînent à travers les rues ? » Putain, si elle avait fait ça au parlement, j’aurais peut-être reconsidéré mon rapport au jeu électoral. Bon, peut-être pas. Mais sérieux, quelle était cette chose qu’ils traînaient à travers les rues le 17, ou je ne sais quel jour, d’avril. À travers cette ville terrifiée, réduite au silence. Pour moi Thatcher était une espèce de projectile rance, on la renvoyait dans le temps, et depuis là où elle avait bien pu atterrir, à un moment ou un autre autour de 1946, nous parvenaient des échos, clairement une tentative plus ou moins réussie d’éradiquer tout ce qui ne s’accorde pas à l’harmonie insipide de ce que ces sangsues vampiriques à tête de rasoir du parlement cherchent à faire de nous. Nous projeter dans une sorte de futur bâti sur la peur absolue. Ou bien ce futur est un vide victorieux, un disque rotatif infernal de lames superflues, et elles te parlent ces lames, et elle te disent : « un jour, tu seras au chômage, un jour tu seras à la rue, un jour tu seras un des invisibles, et les monstres viendront sucer le peu de chair qui reste sur tes os abolis ». Ils déconnent pas. Et on a déjà les rythmes grotesques et burinés de ces monstres dans la gorge, maintenant. Dans la gorge, la bouche, le centre rompu de notre langage, syllabes fascistes, aboiements aigus. Tu sais que j’exagère pas. C’est pas rien ce qu’ils préparent. On parle en milliers d’années, et leurs serres s’enfoncent dans le passé et dans le futur. Une ville géométrique de chiens forçats, vagues de glycérine, gélignite. Et quelle étrange expression négative de la joie scandaleuse qu’on éprouvait tous, en fêtant sa mort, complètement torchés à Brixton, Trafalgar Square, tous ces sites d’anciens désordres qui ont tout à coup volé en éclats. Une meute de fantômes victoriens. Nuits de saignée et d’électricité. Gin bouillonnant et cordons de police. Phosphore blanc. Souvenirs. C’était comme si on était une cloque sur la loi. Détenus. Jacobins costumés. Bouffons. Eh oui. Chacun d’entre nous savait qu’on n’avait rien gagné, que son héritage « vivait toujours », ou tout autre molard moralisant recraché par ces petits merdeux de libéraux dans le Guardian et sur Facebook. C’était pas l’enjeu. C’était horrible. Volontairement. Comme le banquet de la peste dans Nosferatu. Je l’adorais. J’avais deux bouteilles de champagne, une poignée de pilules et un cigare énorme, c’était génial. Je suis rentré et je voulais taguer « Ne travaillez jamais » sur les murs de chaque Jobcentre que je croisais. Ben ouais, je suis un connard sentimental quand je suis déchiré. Mais non, cette odieuse et vertueuse peur se répandait à nouveau en moi, prenant possession du moindre de mes pas. Je pensais à Blanqui, à la toute fin de sa vie, dans sa cellule, quand il savait très bien que ce qu’il écrivait, il allait l’écrire pour toujours, qu’il porterait toujours les mêmes vêtements qu’il portait, qu’il serait toujours assis là, que sa situation ne changerait jamais, plus jamais. Qu’il ne pouvait distinguer sa cellule de tout l’amas d’univers. Que les étoiles n’étaient rien que des routines d’apocalypse, les constellations, des barricades négatives. Je pensais à l’éthique du travail, obsessionnellement évoquée, comme un rituel ennemi, une espèce de superstition barbare-aristocratique. Aux contrats zéro-heure, nébuleuses anti-magnétiques qui aspirent à rebours la journée de travail. Heures-négatives. Du gruau à la pelle dans les fosses tournoyantes des siècles passés et futurs, envoûtés dans l’absolue gravité, une invisibilité qui scelle chaque pavé sur lequel je pose le pied. J’avais envie de chialer. En fait je crois que je l’ai fait. En fait, non. Je riais à m’en décrocher la mâchoire. Un gloussement grotesque, médiéval. Aucun désespoir, rien d’autre que la défiance et le mépris. Anciens désordres. Villes fantômes et fanfares. Usines invisibles. Nostalgie qui se fissure en douleur et pur bruit. Pas de sommeil. Pas de rêves. Un régime d’ersatz de travail, indifférencié et sans fin. Nous tous, portés à ébullition dans un stupide réveille-matin conservateur. Une alarme si forte qu’on ne peut plus l’entendre. Mais qu’importe. Ça paraît évident, il faut faire du jour de la mort de Thatcher un genre de fête des travailleurs. En vrai, oublie, célébrons ça tous les jours, pour toujours, comme un cercle de plaies purulentes, de botulisme et de roses. Sorcellerie. Rage. Tu vois ce que je veux dire ? J’espère bien. Bref, depuis, tout est tranquille. Je pensais te rendre visite. Et merde.

“_AUTANT EN EMPORTE LE VENT.
Elle promit de le suivre jusqu’à la fin du monde.
Il promit de s’en charger !”

Lettre sur les émeutes et le doute

au passage : j’ai écrit ça quelques jours avant que tout n’explose. à suivre…

*

Qu’importe, j’ai complètement changé de méthode. Ça fait un moment que j’ai commencé à m’interroger sur la possibilité d’une poésie que seul l’ennemi pourrait comprendre. Nous savons toi et moi ce que ça signifie. Mais à ce moment-là, c’était peut-être quand je faisais le tour de Piccadilly en observant les incendies, cette nuit de mars, mon point de vue sur la question a changé. Les gémissements poétiques de ce siècle n’ont été, pour la majeure partie, qu’une banale patine de snobisme, de vanité et de sophisme : il nous faut une prosodie nouvelle et si je suis à peu près certain qu’une simple émeute ne fait pas l’affaire, ton refus de quitter la salle de séminaire n’est certainement pas approprié non plus. Mais, une fois encore, tu as raison de t’inquiéter que je fasse de la forme-émeute un fétiche. Tu dis : « La non-violence est un élément clé de ma vision des choses. » Tu dis : « Je suis fier de n’avoir jamais mis au point d’armes létales. » Mais que dis-tu de cette nuit où nous avons électrocuté un certain nombre de chiens. Tu t’en souviens ? Avec du courant direct et alternatif ? Pour établir que le second était plus sûr ? On avait gobé un paquet de MDMA cette nuit-là, et pour une fois on pouvait admettre qu’on n’était ni calmes, ni miséricordieux, ni aimants. Mais je m’égare. Le principal problème avec une émeute, c’est qu’elle bascule trop facilement dans une sorte d’intensité négative, que par l’acte même d’évasion de notre forme-marchandise nous nous y retrouvons plus profondément congelés. Extérieurement au moins nous devenons le prix du verre, ou les heures supplémentaires d’un flic. Mais une fois encore je ne dis ça que parce qu’il n’y a eu aucune foutue émeute. Sérieusement, si on crame pas des bagnoles on est nulle part. Penses-y. La ville s’échauffe et s’approfondit quand la pression monte. Les électrons sont expulsés des atomes pour produire une substance encore jamais vue sur Terre. Sous des conditions aussi extrêmes, l’hydrogène se comporte comme du métal liquide, conduisant aussi bien l’électricité que la chaleur. Si rien de tout ça n’a lieu, c’est une perte de temps. Peut-être que tu penses que ça ne s’applique pas à toi. De quelles réserves inépuisables de noirceur, d’ignorance et de sauvagerie nous disposons. Cent millions de personnes utilisent l’électricité et persistent à croire à la puissance magique des signes et des exorcismes, au cauchemar de leurs vies en tant qu’esclaves des riches. Ne fais pas comme si tu étais au-dessus de ça. Souviens-toi, une poésie que seul l’ennemi peut comprendre. Cela suppose toujours que nous, comme on dit, comprenons bien. Pourrait-on réellement parvenir à une connaissance de la poésie par l’étude de la salive des chiens ? La mer d’hydrogène métallique a des dizaines de milliers de kilomètres de profondeur.

*

notez l’usage de citations d’Engels, Trotsky, Lautréamont, et du Guardian daté d’aujourd’hui

5 août 2011.