Troisième lettre sur l’harmonie

Désolé de ne pas avoir écrit depuis si longtemps. J’ai été pas mal occupé et en plus les choses ont commencé à être difficiles, à nouveau. Je vais devoir m’inscrire au chômage dans pas longtemps et je suis tout sauf impatient de le faire. Ne va pas te faire des idées, ce n’est pas que je me sente coupable, pas du tout. Les clopinettes qu’on nous accorde sont de toute façon une insulte. Ce n’est même pas le dispositif d’aide sociale, c’est juste que le Job Centre, tout le processus, c’est un cauchemar. Il y a des années de ça, ils passaient de la musique dans ces bureaux, je ne pense pas qu’ils le fassent encore. C’était toujours la même vieille merde prévisible, mais diffusée juste en-deçà du spectre standard de l’audible. Ouais, j’imagine que c’est une façon d’envisager la condition de porosité harmonique commune à tous ceux qui ont moins de cinq balles en poche. L’étrange gnosticisme dans lequel on vit ces temps-ci. Les vérités sociales auxquelles n’ont accès que ceux qui vivent bien en dessous du seuil de la faim. Eux, et bien entendu les très riches. Comme si les riches étaient une sorte de couteau ébréché, aux confins du périmètre social, et que nous, les très pauvres, nous étions raclés contre ce couteau, encore et encore. Vous autres, tous, dans l’entre-deux — peu importe à quel point vous vous sentez concernés — vous êtes en état de somnambulisme. C’est pour ça que je me suis enflammé quand tu m’as reproché la violence de mon travail. Je veux dire, de quoi tu rêves ? Mes rêves sont identiques à ceux de plusieurs députés conservateurs. Sauf que, bien sûr, je fais ces rêves quand je suis éveillé. Mais bon, laisse tomber, je n’ai pas l’intention de m’étendre sur mes problèmes : je suis censé t’écrire à propos de musique, donc réfléchissons à ces morceaux qu’ils passaient dans le Job Centre. Tous les derniers tubes, convertis en un gémissement aigu et circulaire, et au centre de ce gémissement un lexique bien trop audible. Argent. Sanctions. Etc. Ce gémissement, cette désaudibilité, est fascinant. C’est fait pour ça. Pour être honnête, je suis surpris que ça n’ait pas été repris dans The Wire. Je suis surpris qu’il n’y ait pas de CD, de concerts au café Oto. Je veux dire, c’est une expérience d’écoute des plus intéressantes. On bouge au ralenti. On a l’impression d’avoir reçu une injection de 300mg de chien brûlant. Il n’est plus possible de contrôler la grammaire et la syntaxe. La parole, qui serait normalement le moyen d’entrer dans le temps effectivement vécu, se comprime et s’étire en un réseau de cercles et de spires, à son périmètre un système de musique raclée, négative, et en son centre un mur. Et puis tu te réveilles après une nuit de rêves affreux pour découvrir que tu es ce mur. À bientôt, j’espère. Il est peut-être temps de m’inviter à dîner chez toi ? 

5 avril 2012

Deuxième lettre sur l’harmonie

OK essayons encore. Mais garde à l’esprit que ça va être d’une naïveté de tous les diables. Tu vois, je n’ai pas fait les recherches nécessaires sur ce qu’est et a été l’harmonie etc. Ce que je retire d’une lecture attentive de certaines Notes de Lénine sur Hegel — il dit quelque chose à propos de l’harmonie pythagoricienne des sphères qui offre une cosmologie parfaite, une hiérarchie reposant sur des réalités homothétiques justifiant les conditions sociales sur terre, où chacun est à sa place, et personne ne peut remettre en doute la beauté et la perfection de ces relations. Tout simplement. Et pour que ça marche, pour que toutes ces justifications restent vraies, un corps fictionnel est essentiel : l’antichton, ou contre-terre. Ainsi, à la limite, l’attraction gravitationnelle qui fait tenir tout le système hiérarchique d’harmonie est une fable, mais une fable dotée du pouvoir de tuer. Pourtant si cette fable est le lieu de la justification et du massacre institutionnel (comprendre : rituel) c’est aussi le lieu d’un magnétisme de tous les diables, de discorde et de répulsion, qui peut transgresser ses propres limites jusqu’à ce que quelque chose de bien différent, à savoir le crime, ou l’impossibilité, se manifeste. Pour Ernst Bloch, la révolution était l’intersection où se rencontraient les morts. Pour Lorca, la musique était le cri des générations mortes — le langage des morts. Mais notre système harmonique, sachant pertinemment qu’il contient sa propre négation, l’a momifiée, et alors que nous savons vivre au sein d’une harmonie criminelle, nous savons aussi que nous sommes maintenus en son sein comme des sujets figés, ou plutôt comme objets, et même comme cadavres, d’une musique autre. Mais peu importe, tout comme la contestation est inutile parce qu’elle reste dans les limites du déjà-connu, l’harmonie cachée est préférable aux évidences. Héraclite. La musique comme une coupe opérée dans les hiérarchies harmoniques etc., les réalités poétiques comme des contre-terres où l’on peut proposer une nouvelle position depuis laquelle voir et agir sur ce qui était jusqu’alors maintenu dans l’invisibilité etc. Nous-mêmes, pour commencer. Ça paraît vraiment génial, aux putains de petits oignons, jusqu’à se rappeler que l’harmonie du fétiche argent est celle du fétiche marchandise dès lors qu’elle devient visible et éblouissante à nos yeux, autrement dit qu’on ne dispose d’aucun genre de monopole sur l’invisibilité harmonique, et que tous les systèmes occultistes que certains d’entre nous aiment tant ont toujours été bourgeois de part en part. Soit : ce n’est pas une affaire de gentrification, mais du fait que tout le processus a toujours démarré depuis le point invisible où se trouvent nos pieds, à tambouriner des rythmes fétichisés tout droit dans le sol incrusté d’étoiles. Cette fameuse porte verte avec son inscription « No admittance except on business ». Soit : quelle que soit notre insistance à affirmer qu’il ne s’agit pas de contestation, mais d’une altération rapide de la scansion structurelle au cœur de la ville, les contours cachés de nos chants sont après tout de sales petits bourges éparpillant leurs chromosomes hécatombiques sur notre histoire collective. Fait chier. C’est pour ça que je déteste toujours autant le magazine Mojo. OK. Maintenant, passons à ce qui est vraiment évident. Les révolutions tiraient autrefois leur poésie du passé, elles doivent maintenant la tirer de l’avenir. On connaît tous ça. Célèbre, etc. Sous sa forme actuelle, le slogan utilisé par les anarchistes grecs, il y a quelques hivers de ça : nous détruisons le présent parce que nous venons du futur. J’adore, mais en fait, c’est encore le même mysticisme: pourtant si l’on peut le renverser, le mettre sur sa tête etc. on trouvera ceci, par exemple : « la figure rythmique répétée, un riff gueulé, se fait pressante au-delà de la musique. C’était haine et frustration, secret et désespoir… Cette prise de position s’est répandue comme un feu de joie à travers les cabarets et les boites des villes noires, de sorte que le son lui-même est devenu la base de la pensée, et que les innovateurs se sont mis à la recherche de modalités plus crades. » C’est Amiri Baraka, une nouvelle intitulée « Les Gueulards », de 1965 ou un truc du genre. Soit : crissements métalliques et musicaux comme systèmes de pensée qui rejettent les limites imposées des systèmes sociaux ou harmoniques conventionnels et les font éclater, dégageant ainsi un peu de place d’où l’on peut avancer des contre-propositions. Slogans. Les cris de bataille des morts. Même si, évidemment, Pizza Express et le Poetry Café ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour neutraliser tout contenu de vérité que pourrait receler cette possibilité. Le 30 septembre 1965, Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Donald Rafael Garrett, Jimmy Garrison, Elvin Jones et John Coltrane ont enregistré l’album Live in Seattle : il n’est, d’après quelqu’un qui est cité par Wikipedia, « pas destiné à ceux qui préfèrent le jazz comme fond sonore mélodieux ». C’est un des exemples de musique enregistrée qui sonne encore absolument présente des années plus tard, parce qu’il a été un des réceptacles sonores d’un moment révolutionnaire jamais réalisé : c’est-à-dire qu’il est devenu une monade benjaminienne, un amas d’énergies encore inutilisées qui recèlent toujours la possibilité d’exploser dans le présent. Diffuse-la très fort dans la galerie commerciale de Walthamstow et tu verras ce que je veux dire. Ouais ouais ouais. Je pense à un moment particulier de l’album, environ 13 minutes après le début de « Evolution », quand quelqu’un — je ne pense pas, d’ailleurs, que ce soit Coltrane — souffle quelque chose dans une trompette introduisant violemment une boucle temporelle dimensionnelle dans les constellations telluriques déjà établies dans le système harmonique de la musique, devenant une force qui évolue au-delà de tout énoncé musical, tout en conservant une communication claire et directe en son centre : amour dialectique, logique de contrebande. Etc. etc. etc. J’imagine que Seattle, comme partout ailleurs, doit être bien confinée dans sa gentrification à l’heure qu’il est. Mais quoi qu’il en soit, cette trompette sonne comme un os métallique, un lieu où les morts et les générations futures se rencontrent et sont pris d’un feu bleu, électrique. C.L.R. James a déclaré une fois que « les violent violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affuté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé. » Va comprendre. Du fait de sa position sur la ceinture de feu du Pacifique, Seattle est une zone sismique majeure. Le 30 novembre 1999 les émeutes de Seattle contre le sommet de l’OMC ont intégré des attaques directes et indirectes contre, entre autres, la Bank of America, Banana Republic, The Gap, la Washington Mutual Bank, Starbucks, Planet Hollywood etc. etc. etc. « Cosmos ». « Out of this World ». « Body and Soul », vous voyez ce que je veux dire. Deux ans plus tard, à Gênes, l’anarchiste Carlo Giuliani prenait une balle policière en pleine tête. Souviens-toi de ce nom. La fable du capital, le site de son massacre institutionnel — comprendre : massacre rituel — la fréquence silencieuse au cœur de ses si douces mélodies. Ah, je n’en vois pas la fin, j’ai pris un paquet de Valiums aujourd’hui. Mais qu’importe, pour le dire simplement, le but de la chanson n’est pas seulement d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière, mais d’empêcher la classe dominante de vivre de la façon dont elle a vécu jusqu’à présent. Les violents conflits de notre époque rendent impossible le recueil des émotions musicales dans la tranquillité, à moins qu’il ne s’agisse du genre de tranquillité qui fasse clairement apparaître la féroce et stridente tourmente du mouvement révolutionnaire à la recherche de clarté et d’emprise. Un câble métallique élevé etc. La contre-terre arrimée à de tels stroboscopes sonores que nous devenons, même si c’est temporairement, l’irruption dans le temps présent des cris des os de l’histoire, entrant par effraction dans l’esprit de l’auditeur, déterminant sans ambiguïté une position nouvelle sur la réalité, un terrain nouveau hors de l’harmonie officielle, à partir de laquelle agir. Ou dit autrement, la prochaine fois qu’un amateur de jazz te dit que le dernier Coltrane est inécoutable, ou un truc du genre, ricane-lui au nez. Sept fois. Plus par la suite.

16 décembre 2011.

Première lettre sur l’harmonie

Aux émeutiers de Minneapolis et d’ailleurs
cette traduction est dédiée

Quelque part dans Londres il y a un juge qui, tous les sept jours, paie une prostituée pour rejouer les crimes de ceux qu’il a condamnés au cours de la semaine, pendant qu’il regarde en se masturbant. Désolé, j’ai essayé et je n’arrive pas à tourner correctement cette phrase. J’ai lu des trucs là-dessus sur Facebook ce matin et, tu sais, c’est chiant. J’espérais avancer un peu sur les réflexions que je me faisais au sujet du système des harmoniques pythagoriciennes, et de quelle façon il repose sur un point central consciemment fictionnel pour stabiliser sa force symétrique. Il y a un passage à ce sujet dans les Œuvres de Lénine (Vol. 38), et je pense que ça pourrait être utile, même si je sais pas vraiment à quoi. Mais en tout cas, je pouvais pas m’arrêter de penser à ce juge. Et puis j’ai commencé à me demander, si en fait — un si non négligeable, j’avoue — il ne produisait ces émissions de façon assez délibérée, comme source d’une vibration centrale par laquelle le système judiciaire pourrait imposer une analyse nouvelle et extrêmement rigide de la ville, dans laquelle il serait possible de maintenir une atmosphère stérile afin de propager un nombre réduit de sentences officielles (disons, par exemple, sept) à partir desquelles on pourrait dériver toute pensée possible. Sexe magique, ouais. Toute cette merde ridicule. Ne va pas croire que je deviens un de ces branleurs avec une gueule à la David Icke : en termes de mythe originel, il s’agit d’une structure narrative relativement traditionnelle. Ce dont ce juge ne se rend probablement pas compte, cependant, c’est que chacun de ses jets de particules va nécessairement invoquer une sentence auxiliaire, qui, sous sa forme faible, ne peut s’exprimer que dans certains cris d’incrédulité et de crainte, mais qui sous des conditions extrêmes peut — et c’est une possibilité à ne pas négliger — se manifester en dernière instance comme un anneau d’antiprotons, autrement connus comme chiens d’attaque. Hackney, par exemple. Ces chiens d’attaque sont stables, mais leur durée de vie moyenne est courte parce que n’importe quelle collision avec une sentence officielle conduit à leur annihilation réciproque dans un jaillissement d’énergie bref mais très intense. En d’autres termes : achète un flingue, apprends à tirer avec, trouve-toi le premier boulot venu à la Haute cour, et puis résous quelques équations très simples. J’espère que tu vas bien, au fait. Le ciel au-dessus de Londres est laiteux et fétide.

11 novembre 2011

Après Gogou #1

Il y a quatre points cardinaux.
Le premier est le ciel, c’est là qu’ils nous ont enterrés.
Le second, la terre. Là ils nous interrogent. C’est très silencieux.
Récemment, les deux autres ont été mis hors service.
Aucune explication n’a été donnée

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Tous les jours je me réveille tous les jours à l’intérieur du salariat
à l’intérieur de toutes ses maisons, jamais payé le loyer, même d’une seule
Dormir nulle part. Tous les matins dans mon salaire
Je guette ceux qui dorment, je dors
sur leurs poitrines et jamais ne parle. Ne jamais
Prendre ça comme évidence spectrale. Signification. Nique la mort.

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Subutex. Donne-moi l’ordonnance
et je serais toi. Je prétendrais être toi
et si je peux pas, ben, je te parlerai de tes murs
l’interprétation des fissures, divination etc
tu veux probablement pas savoir. donne-moi le papier
ça va je me souviendrai jamais de rien.
tu diras des choses demain je les aurai dites la semaine dernière
correct. Je connais les explosifs. Magie je connais et la dialectique.
rédige juste la putain d’ordonnance ok.
J’ai des discussions avec les morts.

Suite sur le gaz lacrymo

Pourquoi le gaz lacrymo

Les flics, n’étant ni humains ni animaux, ne rêvent pas. Ils s’en passent, ils ont le gaz lacrymo. N’espérez pas que je justifie ça. Je veux dire, vous savez aussi bien que moi que les flics ont accès au contenu de tous nos rêves. Et vous savez probablement aussi que le Westminster Group fournit une bonne partie du gaz lacrymo de la planète. Leur président non-exécutif, peu importe ce que c’est, appartient à la maison de, hum, Charles Windsor. Pour lui, le gaz lacrymo entretient probablement un lien ou un autre avec le Nuage d’Inconnaissance et, en un sens, il a plutôt raison. On atteint une compréhension très réelle de la nature des choses, visibles comme invisibles, quand on se retrouve avec le système sensoriel piraté et retourné contre soi par une dose non négligeable de gaz lacrymo. C’est l’anti-Rimbaud. L’absolu règlement et ordonnancement de tous les sens. Vraiment, essayez. La prochaine fois que ça se met à chauffer un peu, il suffit de sortir dans la rue et de foncer droit dans le plus gros nuage de gaz lacrymo que vous trouverez. Bang. Vision. Goût. Odorat. Et tous les autres. Tous devenus confusion, perte de la certitude géographique et, le plus important, douleur. Ne flippez pas. Au centre de cette douleur se trouve un point petit et silencieux d’Inconnaissance absolue. C’est cette Inconnaissance que les flics — et par extension Charles Windsor — appellent connaissance. Ils la veulent. Si besoin, ils ont des scalpels, mais le gaz lacrymo est plus propre. La raison pour laquelle ils la veulent n’est pas claire, mais n’importe quel épileptique ou voyant ou toxicomane pourrait vous dire ce qu’elle est. On la trouve chez Blake. Bordel, on la trouve sur la pochette de Metal Machine Music. Ce qu’elle signifie ? On s’en tape. Elle n’apporte aucune réponse. Qu’est-ce que Charles Windsor nous veut. Les flics ne nous diront pas ce qu’ils ne savent pas et ce qu’ils pensent que nous savons.

Notes ultérieures sur le gaz lacrymo

Pendant ce temps, des touristes se tiendront à bonne distance de tout nuage de gaz lacrymo qui pourrait surgir. Ça fait partie de ce qui les définit. Ils peuvent bien vouloir la trace de son odeur sur leurs vêtements, mais l’évitement de toute douleur reste le fait central de leur rêve collectif. Rien ne causera leur dispersion. Ils ont des cartes. Voici l’usine. Voici le musée. Voici l’enfer des astres. Ils s’adressent aux flics sans craindre la mort, mais sans cette crainte ils ne connaitront ni ne se rappelleront jamais rien. Le gaz lacrymo est la seule mnémotechnique qui compte. C’est un système de récitation un réseau d’os brisés. Mais les touristes ne veulent pas en entendre parler. Ils veulent plutôt prendre des photos de graffitis, les images morcelées qui les tourmentent dans leurs rêves. Ils ne se souviennent pas de leurs rêves. Ils ne savent pas que le souvenir est prémonition, que leurs noms sont des prémonitions de mort, sont les rêves cryptés de juges, de nécrologies et d’eau de pluie et de pourriture rose. Ils ne savent que ce que les flics leur ont dit de savoir. Refusez de leur indiquer le chemin. Refusez toutes les interprétations. Votre glande lacrymale éclatée n’est pas un symbole de leur désespoir.

Notes ultérieures sur la poétique militante

1

L’une des nombreuses clés d’interprétation du « dérèglement logique de tous les sens » de Rimbaud est à chercher dans le titre d’un poème de Joseph Jarman de 1966, « Non-Cognitive Aspects of the City », aspects [non cognitifs de la ville] soulignés encore par l’un des premiers poèmes d’Amiri Baraka : « Au fond du terminus / où le cirque ne passera pas. À l’arrière des foules, des respirations / voûtées et vulgaires / murmurant des syllabes haineuses ». C’est une ville en manque de mémoire, d’entendement, de visibilité, d’histoire, d’argent ou d’art. Des « aspects » de la ville, et non des espaces, c’est-à-dire des zones non seulement géographiques, mais aussi psychologiques, des zones définies par la finance et la dette, des zones qui s’étirent en arrière et en avant dans l’histoire, des zones qui se raccrochent les unes aux autres pour créer une ville nouvelle, renversée, superposée à celle dont les touristes, les banquiers et les psychogéographes font l’expérience : comme le signale Frantz Fanon, « une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance ». Ou, comme l’exprime une des premières fictions d’Amiri Baraka : le lieu où va « la musique quand on ne l’entend plus… Le silence au plus fort de nos cris ». Le secret de ce silence est le murmure secret du fétiche marchandise sous sa forme humaine, l’esclavage, la « marchandise qui crie ». Fanon, encore : « Je me glisse dans les coins, ramassant avec mes longues antennes les axiomes épars à la surface des choses ». Les slogans disséminés sont les débris des soulèvements et des oppressions passés et futurs, rassemblés en une violente dialectique qui, si l’on sait l’écouter, recouvre du hurlement des générations mortes les surfaces lisses de la tradition capitaliste.

2

Que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants » s’entend dans un double sens. Il y a aussi lutte des classes entre les morts. Non seulement le capital est travail mort, mais les réseaux de monuments qui délimitent et verrouillent la ville officielle — ses aspects cognitifs — sont aussi des systèmes et des accumulations d’exploitation morte. Ces monuments ont leurs secrets : Cedric Robinson ne cite qu’un seul de tous les réseaux de fantômes sur lesquels ils ont été bâtis : « Les [navires négriers] contenaient aussi des cultures africaines, des mélanges et des combinaisons critiques de langage et de pensée, de cosmologie et de métaphysique, d’habitudes, de croyances et de moralité. C’était là les conditions réelles de leur humanité […] c’était l’embryon du démon. » Le démon ressuscite les morts assujettis, les fait parler. Le poème « Leadbelly Gives an Autograph » de Baraka sauve cette parole morte de la métaphore gothique : « Les possibilités de déclaration. Je dis maintenant / ce que mon père ne pouvait pas se rappeler / de dire. Ce que mon grand-père / a été tué / pour avoir cru ». La parole comme descente dans l’histoire non-officielle et la cosmologie non-cognitive. Une déclaration qui, à un certain moment, était punissable de mort, est maintenant la seule chose qui vaille la peine d’être dite. La tradition dont il parle est celle de la brutalité et du meurtre, l’histoire d’une cacophonie de bois et de corde. Le monde officiel prohibe l’apocalypse — le poème de Baraka insiste sur ce point.

3

« La formation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée ». Marx décrit la transmutation feutrée de l’amour humain se changeant en pierre, en métal, en argent, en information et en pouvoir (les cinq sens du capital). Les possibilités de déclaration auxquelles Baraka cherchait à donner corps dans son poème tentent de faire obstacle à cette trajectoire, tentent de montrer que ces sens ont été construits à partir de matériaux volés, et qu’ils ont de toute façon été brutalement limités par les forces des nécessités capitalistes. Dans un essai récent, Baraka a suggéré que la limitation à cinq sens était un produit de l’aliénation capitaliste, et que les sens peuvent être en nombre infini, s’étendant vers l’avant ou l’arrière du temps « suivant des modalités, des formes et des directions dont nous ignorons jusqu’à l’existence même ». C’est à ce stade que Marx et Rimbaud peuvent être lus conjointement : le dérèglement des sens, le dérèglement de « tous » les sens, est le dérèglement du « travail de toute l’histoire passée ». Loin d’un simple militantisme poétique, c’est une négation de la poétique qui force une cognition active, où les aspects non-cognitifs de la ville de Jarman viennent déterminer le contenu et la forme de ce qui peut être connu historiquement, culturellement, politiquement et poétiquement. Dans sa préface aux Jacobins noirs, C.L.R. James affirmait que « les violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affûté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé ». On peut aussi exhumer les os contenant cette moelle pour apporter un éclairage neuf sur nos propres conflits. James poursuit : « Mais pour cette raison, précisément, il n’est plus possible de rameuter les émotions de l’histoire avec cette tranquillité qu’un grand écrivain anglais a trop étroitement associée à la seule poésie ». James enrôle la poésie dans la lutte révolutionnaire. Elle forme, avec d’autres disciplines, un collectif. La révolution ne devient pas poétique, la poésie devient révolutionnaire.

4

La vérité fondamentale de la célèbre proposition d’Aimé Césaire — « la connaissance poétique naît dans le grand silence de la connaissance scientifique » — a quelque peu changé depuis le début des années 1940. Les savoirs scientifique et poétique ne sont plus dialectiquement opposés, tous deux ont été aspirés dans l’antivortex non-cognitif du savoir institutionnel, dans lequel il n’y a pas de sens à dérégler, dans lequel tout est, comme le dit Marx, dépourvu « d’yeux, de dents, d’oreilles, de tout ». Cela n’implique pas que la connaissance, la pensée ou l’écriture poétiques ont une valeur particulière en raison de leur inutilité pour le nihilisme institutionnel. Elles ne sont pas « le contraire de l’argent ». Et elles ne sont certainement pas révolutionnaires, comme l’affirmerait pompeusement Franco Beradi, en vertu du fait qu’elles relèveraient d’une communication en quelque sorte authentique, sans intermédiaire, comme si c’était possible. Il n’y a, en aucun cas, de communication plus « authentique » que celle du pouvoir institutionnel de l’État, quand il nous prive de nourriture, d’abri, de la vie. Les contrats zéro-heure et la mise au travail forcée des chômeurs sont la poétique du capital. Le savoir poétique, aux côtés des savoirs scientifique, philosophique, historique, politique, militant, forment collectivement le grand silence, le grand vice et l’instabilité au cœur du savoir institutionnel. Par cette collectivité, et seulement à travers elle, il leur reste une chance.

5

Walter Benjamin, au début de la crise des années 1930, parlait de la nécessité d’étudier la « poésie ésotérique » et sa « secrète cargaison ». Il faisait le pari que les contraintes imposées par la crise permettraient à une telle étude de révéler le noyau rationnel du mysticisme poétique. « Nous ne pénétrons au contraire le secret que dans la mesure où nous le retrouvons dans le quotidien », affirmait-il, « par la force d’une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme l’impénétrable, l’impénétrable comme quotidien ». L’« impénétrable » existe sous deux aspects : les vies invisibles des travailleurs immigrés, des minimas sociaux, etc., et les rouages invisibles du capital lui-même, qui ne s’expriment que partiellement dans la vie des plus riches. Une partie de la lutte intellectuelle consiste à saisir par la pensée ces deux « mystères » en même temps, et à forcer l’apparition de leur unité destructrice, débouchant sur une histoire infernale, vers des constellations cachées : le démon de Robinson. La poésie ne peut y parvenir seule, mais elle contribue à cette tâche d’une manière qui lui est propre. René Ménil, publiant aux côtés d’Aimé Césaire dans Tropiques — journal antifasciste déguisé en revue de poésie et de folklore martiniquais —, écrivait : « Le poète, à chaque instant, sans le savoir joue avec la solution de tous les problèmes humains. Il convient qu’il ne joue plus puérilement avec sa richesse magique, mais qu’il fasse la critique du matériel poétique dans le but d’en dégager des formules sûres en vue de l’action ». Dégager la richesse magique signifie que les intensités de la poésie peuvent égaler et prendre la place de l’intensité de l’argent. La richesse comme Hadès, comme travail mort accumulé et réalité sensorielle de l’histoire, comme la loi qui fixe la réalité comme conflit, comme le « silence au plus fort de nos cris » devenu audible avec la clarté rationnelle de ce que Hölderlin appelait la « sphère excentrique des morts » : un alignement des planètes, la négation du vacarme irrationnel du capital lui-même. La tâche, telle que Bertolt Brecht l’a exposée dans les années 1930, est hideuse, massive et brutalement simple :

Nous ne devons rien négliger dans notre lutte contre ce sort. Ce qu’ils planifient n’a rien de petit, ne vous y trompez pas. Ils planifient pour trente mille ans à venir. Des choses colossales, des crimes colossaux. Rien ne les arrête. Ils veulent tout détruire. Chaque cellule vivante se rétrécit sous leurs coups. C’est pourquoi nous devons nous aussi penser à tout.

Lettre sur l’harmonie et la crise

Merci pour ta série d’objections. J’en accepte la plupart : mon vocabulaire, mes références (mes papiers d’identité) sont principalement des choses que j’ai tirées du passé. Vieux films, vieille musique : abstractions, marchandises. C’est exactement pareil quand je vais au supermarché. La radio en fond sonore, les magazines, les DVD : tous consignent un genre de rapport obsessionnel au passé récent de la culture. Va pas t’imaginer que je m’en plains. J’aime bien les supermarchés, j’y vais tous les jours, en fait je vais rarement ailleurs. C’est un genre de carte du futur de Londres, prévue pour admettre une histoire collective légèrement censurée, où l’intensité de l’affrontement entre forces amies et contradictoires va s’amenuisant rapidement. De l’astrologie, en gros. Ou, en tout cas, une façon d’être dans la lune. Une étrange constellation d’informations, de faits et de métaphores qui invoque l’aura réconfortante d’une mort très douce, sous les traits d’une scintillante palette de produits alimentaires, continuellement réagencée dans le plan quadrillé du magasin pour donner une impression de mouvement social perpétuel. Ça fait office de calendrier, en gros, un système d’harmonie mis en place afin de maintenir une stabilité si fragile. C’est pourquoi on n’y passe que certains morceaux. Simply Red, par exemple. Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Je m’y baladais l’autre jour, en me demandant ce que ça ferait si leur radio passait « Gallis Pole » de Leadbelly. Tu connais la chanson. M’as-tu apporté l’argent, m’as-tu apporté l’or, et tout ça. Le pincement des cordes sonne un peu comme une toile d’araignée. Ça ne ferait qu’empirer les choses : les vibrations videraient le supermarché de son contenu, le renvoyant aux fréquences des ballades folks et de la superstition. Couronnes de fleurs, arbres des pendus. Dans la mesure où les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise seraient révélés, ce serait utile. Dans la mesure où tous les sons du supermarché, et le morceau du vieux Leadbelly avec, seraient réduits à un spectre de fréquences dont la puissance quasi nulle prédomine à part certaines bandes et certains pics inaudibles. On serait incapables d’en sortir, c’est ça que je veux dire. On verrait vaciller et brûler toute la musique populaire connue, torchères lointaines dans quelque désert imaginaire. Bon, pas vraiment. En fait, c’est pour ça que je hais tous ces groupes à l’ancienne comme Led Zeppelin. Ils ont pris tous ces vieux morceaux comme Gallis Pole, les ont neutralisés pour en faire une partie intégrante de la vitesse de propagation de la culture entière, arrangée en une séquence statique de cercles, de pianos, de pierres précieuses et de prisons. Mais tout n’est pas perdu : la circulation de ces morceaux elle-même contient bien la possibilité d’interruptions. J’ai suivi les progrès faits par la grève à Walmart avec grand intérêt par exemple. Ils sont en train de mettre sur pied un système de contre-homogénéité, en gros : la structure du supermarché est maintenue telle quelle, mais sa géométrie astrologique de base est tout à coup révélée comme simpliste, fanatique et rectiligne, et la ville capitaliste comme un maillage serré d’alliages métalliques, de fonte ionique, de solutions aqueuses, de liquides moléculaires et de corps humains meurtris qui préféreraient ne pas mourir. La ville n’est que périmètre. Et la chanson n’est pas, en définitive, rivet en ce lieu, mais absolue divergence de lui. L’horizon des évènements comme un contour de musique, tous les vocabulaires comme une symphonie entière de séparations toutes manifestées à l’instant qui précède immédiatement leur solidification dans la forme-marchandise. À cet instant-là, tout peut se jouer. Tout le reste est folie et souffrance aux mains des flics.


Lamentation

Nos maladies sont pour la plupart des maladies politiques – Peter Weiss

On salue l’obscur – Diane di Prima

Aux jours de notre colère la plus féroce

la précision de la beauté
Du monde entier         la joie

pain trempé     dans leur obscurité
des ennemis la bouche plaquée sur nous

un piège nous est venu
nul qui nous réconforte

De la musique enfermée, des insultés et des vraiment damnés.
Des noms des responsables des massacres récents.

Sur la numérologie du chant d’oiseau
Sur l’émeute remplacée par le chant d’oiseau
Nos persécuteurs plus rapides que des aigles

Ils nous ont poursuivis dans les montagnes. Nous ont tendu une embuscade dans la plaine.

                        Et nos voyelles collectives fredonnent comme des drones.
                        L’invisible, quoi que ce soit.
                        Comme s’il ne planait pas au-dessus de nous.
                        S’annonçait par le feu bleu.

                        *

                        La loi est une bouche.
                        Glossolalie.

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ces tours et ces villes
ces plaines désertiques
la saveur brûlante de ces
cieux, que sont-ils
qu’a-t-on oublié
dans ces bidonvilles
ces parcs et ces légendes
solides, brillants, cachés
étranges et distants
fantômes, nos austères fantômes

passe l’âme de ton corps comme de l’eau
eau bouillante qui brûle sans fin

*

Elle respire, la loi, et elle chante à l’intérieur de ceux qu’elle protège, et ils sont comme des fleurs, aussi chastes et paisibles que du verre.

Elle nous fixe du regard, la musique de la loi, et ses doigts, ils nous pincent, comme si nous étions des cordes, dorées, et nous sommes leurs chansons, les habitants de la loi.

Et nous n’avons pas prise, et nous trébuchons, en arrière en arrière, heure par heure, tels des étoiles ou des immeubles s’effondrant, dans l’abîme, de leurs cœurs, les héritiers de la loi, et là nous chantons, inimaginés, dans la glace de notre silence, tombant.

Et leurs âmes s’écouleront comme pisse dans les rues de la grande ville.

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Dis qu’ils nous ont enfermés dans la pierre nue. Tu te réveilles, tu ouvres les yeux, est simple : nous avons été consommés comme le sang et l’eau, et notre langage – tu te réveilles, sifflantes et syntaxe un jet de javel et de concepts. Échafaude : l’ennemi est non-matériel, pas nous.

Dis qu’ils nous ont étouffés avec du sucre noir. Demande qui sont ces gardiens des rébellions de jadis – insiste, c’est vraiment arrivé, nous sommes tout sauf imaginaires. Tu te réveilles, tu ouvres les yeux – il y a une frontière nous sépare, les morts méritants, non-méritants. Défense d’afficher des miracles.

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C’est la sotte habitude de notre temps de se lamenter au lieu de réagir. La mode est aux jérémiades. Jérémie pose dans toutes les attitudes, il pleure, flagelle, il dogmatise, il régente, il tonne, fléau lui-même entre tous les fléaux. Laissons ces bobèches de l’élégie, fossoyeurs de la liberté ! Le devoir d’un révolutionnaire, c’est la lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusqu’à extinction – Louis-Auguste Blanqui

Souviens-toi. On t’a donné des lois
pour gratter ton enfance, étaient des airs
tu le savais, chantant pendant des siècles
                                                dans une cellule et des dieux
planqués sous ton lit, contes de fées
leur amour bleu, depuis le fond de l’océan
cet inconnu, chaque nuit, dans ton lit
enlève sa peau brûlante, l’accroche
dans sa cellule, ses esclaves égyptiens
ses cartes brisées – 
                                   souviens-toi
de prendre ces contes comme un conseil
un vortex qui organise ;
                                   chaque phrase volée
chaque mot une double serre. Agis maintenant.

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Bon bref, des insomniaques ou les morts errants dorment en marchant à travers le ministère, ouais, à travers la ville dorée. Bah qu’ils aillent se faire foutre. La chorale, si elle existe, est un troupeau de fantômes. Le chœur, une foule désenchantée de professionnels du mot d’ordre. Laisse tomber. Prends du sulfate, de l’hydrogène, n’importe quoi, éléments, élémentaux, broie le tout et bous l’invisible

                                   l’extase des molécules d’oxygène
                                   les moines fous de Westminster

                                   L’un fut auguré avec des hirondelles.
                                   L’un fut scindé avec des ciseaux.

                                   Certains germent dans la poussière
                                   à ne pas cueillir
                                   adversaires du jour
                                   et contre-lumière
                                   de la nuit

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chaque porte n’est pas verrouillée – Ericka Huggins

dans le maire de Londres
ses râles de neige brûlante
dans son mot pour monnaie
un million de portes closes
de viande et d’étoiles qui flambent
sa livide sentence crevée
sa griffure sidérée de détenus
ses corpuscules et son rire
dans son mot pour Londres
dans notre disque de salaires
une alouette empoisonnée hurle
sa voix dorée s’écoule

Parce que nous n’existons pas les années de notre naissance s’empilent dans l’ombre de nos bouches comme des villes imaginaires ou les fosses du Ciel et autres banalités de base.

                                                                                                                      Dis ces rats. Dis ces rats ont des noms dis tu connais ces noms. Tu ne connais pas ces noms. Dis poudre noire dis plein de choses. Et puis, une victoire fasciste, dis ça. Et puis. Dis il semblait qu’une porte a été ouverte genre juste une seconde et on s’est rués à travers cette porte ou bien les choses se ruaient-elles sur nous je ne sais pas et. Dis c’était juste un nuage de sang en poudre. Dis tu connais leurs noms et puis souffre de dessous ces noms et vis et creuse dans ces noms et. Demande ce que deviennent ces putain de cœurs brisés

*

Évite la mélancolie.
Raconte quelques blagues.
Dynamite Stonehenge.

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               applique de la gravité sur ton corps
               de l’eau crue comme du beurre en fait
               fait de ton corps, oui, c’est-à-dire
               toi, nous, « une force du passé »
               et à propos des fleurs :

Qui sont ces juges, qui en a fait des gardiens ? Et de quoi ? Quelles sont ces choses au centre de leur bouche, ce silence cerclé, cette horloge écrasée, cris de choses volantes et mortes. La forme humaine, elle m’effraie, ses aspects éraflés et monstrueux ; peste agrippée à, comme l’esprit d’amour, et des spectres hurlent comme des étourneaux dans les rues de nos villes dévastées.

C’est un orage de monstrueux tambours.

la guerre n’a pas été déclarée
               elle hurle seulement
comme hurlent les fantômes et
            les cendres sont les hurlements
                        des fantômes sont
de l’eau brûlée       sont les bardes
des pièces et du sommeil licite

et des étoiles écarlates d’argent pourri

*

Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir […] un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer.
René Char

et cette sentence
             non-prononcée
ne doit pas te rendre amer
        elle t’a rendu amer

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il y a une loi elle
patrouille l’invisible
est sombre dehors

il y a des comètes comme
nous les déchiffrons
comme la loi ou la radio

comme ensuite les villes brûlent
comme cendre comme formes simples
comme le ciel est une insulte

                                   nomme cette ville

                                   c’est un os c’est
                                   nos os craquent
                                   comme feu perle va

                                   scinder les filets de rues
                                   ou d’os c’est
                                   pas une urgence

                                   la richesse des morts
                                   leurs amis morts.

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Qui regardaient le soleil dans les yeux et n’étaient pas aveuglés – Lola Ridge

cinq jours sans dormir
la loi est fixée et brûle
nous qui sommes ici captifs
chaque nuit la même silhouette
sur la même route, cesse
de rugir, comme un cerveau
qui rugit tous nos fantômes
jacinthe et gueule-de-loup
mes fantômes, un fleuve d’os
mes fantômes, narcisses ma
rotation, mes lois, restez là
« les forfaits s’abattent comme la pluie »

*

et quand ils disent « nous », ils ne cherchent qu’à baratiner, pour que les gens croient y retrouver, en mieux formulé, ce qu’ils pensent et leur façon de penser. Ulrike Meinhoff

« Nous » les menteurs. « Nous » les obéissants, « nous » les dents impériales.
Pas d’oiseaux, pas de costumes, pas d’araignées sacrificielles.
Cette histoire passe à travers nous comme des fantômes.
Divers acronymes. Nostalgie de la couleur électrique.
Rose meurtre et noir.

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le fantôme de ton père
a donné des mots à l’orage
piégé la pluie dans ses chansons
ont déchiré sa bouche en morceaux

la pluie ne parlera pas de ça
– c’est ta beauté, apocalyptica –

Mais pour toi ce serait peut-être un devoir, car tu pourrais t’employer à réveiller les morts de Tübingen. Certes, les croque-morts chercheraient à te faire le plus de mal possible. – Hölderlin à Hegel, 25 novembre 1795.

Notes sur la poétique militante

Introduction aux Notes de S.B

En France, la poésie contemporaine a pratiquement déserté la pensée communiste, répartie dorénavant entre une expérimentation formelle raréfiée d’une part et une prose politique esthétisante de l’autre. La situation en Angleterre n’est probablement pas si différente, bien qu’il existe depuis longtemps une communauté active d’écrivain.e.s qui prennent au sérieux la dialectique de la poésie et du capital. Bonney écrivait à partir des vestiges de traditions qui pourraient sembler disparates — pour en nommer quelques-unes : l’anarchisme et le marxisme, le punk et la tradition noire radicale, Baudelaire, Blake, Milton, Genet et les avant-gardes du XXe siècle —, mais dont les forces se cristallisent chez lui à travers ce qu’elles ont à dire du capital, de ce que le capital fait à l’expression esthétique et de ce que cette expression esthétique aurait à offrir en refus. La poésie, pour sa part, n’est pas confondue avec la résistance, ni la résistance avec la poésie : si elle est engagée à quoi que ce soit, c’est à la compréhension des possibilités internes à sa propre forme sous contrainte capitaliste, qui pourraient inclure sa propre destruction, ou sa réalisation, dans la lutte contre la parole ennemie. Pour Bonney, la poésie, si elle a une valeur quelconque, doit refuser l’illusion qu’elle existe en dehors du « temps dominant du capitalisme ». Autrement, pas la peine d’en écrire.

Notes sur la poétique militante a été publié sur abandonedbuildings section par section au début de l’année 2012 à la suite du cycle de luttes enclenché au Royaume-Uni par le saccage de Millbank — siège du parti conservateur — mené par des étudiants en novembre 2010, qui s’est poursuivi dans un mouvement anti-austérité plus vaste dont l’acmé a été les émeutes d’août 2011 à Londres et dans tout le pays . Écrit, donc, au moment du déclin de ces luttes, dans une période de montée de l’extrême-droite et d’intensification du pouvoir conservateur. Ce contexte est crucial pour comprendre ces Notes et, plus généralement, les tournants du travail poétique de Bonney à la suite de ces évènements. Les Notes ont souvent été lues à haute voix sur des piquets de grève et pendant des occupations, et devraient être comprises comme telles.

Bonney distingue la poétique militante d’une poésie « radicale », « politique », ou « de protestation ». Poétique militante en ce que sa radicalité n’est pas seulement formelle, et non pas poésie de protestation, car consciente de ses limites : « Je trouve vraiment bizarre qu’on se plaigne le plus souvent que la poésie militante n’ait aucune efficacité, et donc que ça ne sert à rien d’en écrire. J’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui aurait écrit un poème et qui se serait attendu à ce que le poème seul change quoi que ce soit. Ce qu’il y a d’intéressant, ce n’est pas de se demander si oui ou non la poésie peut contribuer au changement, mais plutôt ce que l’expérience de l’intensité politique et sociale fait à la poésie. Mon écriture a changé après avoir été à Millbank. Elle a d’autant plus changé après que je suis sorti dans la rue pendant les émeutes. Espérons qu’elle change de nouveau. Enfin, elle a intérêt. »

Le travail de Bonney a bien changé. Il s’est mis à écrire presqu’exclusivement en prose ou en formes épistolaires, comme si le vers n’était plus capable de prendre la mesure de l’austérité du moment. Ces Notes, dans leur forme comme dans leur contenu, portent ce changement. Si la « vie du conservatisme se déroule dans un silence qui reste bien plus intense que notre langage » et que le langage disponible est lui-même déjà sous l’emprise du capital, alors une poétique militante devrait d’abord se dépouiller de la logique répressive de la poésie officielle, qui ne se distingue de la poésie bien-trop-réelle du capital qu’en apparence. Le poète, alors, s’assoit « au milieu de toute cette merde, et aboie ».

1/3

Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance… [une] descente aux véritables Enfers.

Fanon

Leur contenu de vérité même devient négatif. [Les poèmes] imitent un langage en-deçà de celui — impuissant — des hommes : langage de ce qui est mort dans les pierres et dans les étoiles. 

Adorno

Les situationnistes nommaient poésie « l’anti-matière de la société de consommation », affirmation passablement contestable, mais qui, au moins, exprime le fossé existant entre les définitions officielles de la poésie et celles de l’avant-garde révolutionnaire, ou plutôt ce qu’il en reste. La poésie « mainstream » est insignifiante : les situs savaient que la vraie poésie du capital était publicitaire. La publicité, avant-garde entrepreneuriale, est l’anti-matière du quotidien. La poésie, parallèlement, est devenue totalement invisible — ou plutôt n’existe que dans des états étranges de haute et nécessaire intensité, dans des zones de négation absolue. Et il en resterait ainsi s’il n’était pas vrai que la publicité elle-même se perfectionne dans ce qui a toujours été la spécialité ésotérique de la poésie, c’est-à-dire le langage des morts. Les panneaux d’affichage vides, de plus en plus répandus dans l’Est londonien (et partout ailleurs), expriment avec plus d’éloquence que ne le ferait n’importe quelle poésie l’effondrement du capital dans les zones stériles et arides qu’il a lui-même créées. La publicité, ainsi que l’utopie qu’elle exprime, est désormais sa propre anti-matière. Bref, peut-être devrions nous la boucler au sujet des situationnistes — comme le dit le dicton, OUBLIE MAI 68, LUTTE MAINTENANT. Néanmoins, il est clair que la publicité, comme la poésie, tire son origine de la malédiction, du sortilège et de l’envoûtement. Les prétendus envoûtements des bardes gallois, toutes ces combinaisons secrètes de mots qui avaient le pouvoir de tuer des rois : toutes ces fantaisies sont devenues trop réelles dans leur métamorphose en combinaison de mots qui ont le pouvoir de vous faire vouloir tuer les pauvres. Et alors que tout le merdier s’enflamme, seul un idiot manquerait de voir que les envoûtements de la poésie publicitaire et leur contenu de vérité sont les sentences prononcées par des juges. La publicité n’a toujours été que le glamour moulé sur la vraie poésie du capital, les réalités arides de la peine de prison et les balles de la police.

2/3

 J’ai fait taire toute émotion ; appris à me voir moi-même en perspective : dans une relation vraie avec les autres hommes et avec le monde ; j’ai élargi ma vision des choses pour être capable de penser en fonction de la totalité : pas seulement en fonction de moi-même, des miens, de mes voisins, mais en fonction du monde. J’ai renoncé à penser de manière théorique, à m’en remettre à des arguments religieux, surnaturels — toutes choses superficielles et inutiles qui ferment l’esprit et font obstacle à la pensée. 

George Jackson

Ceci, tiré de la première lettre des Frères de Soledad de George Jackson, pourrait être interprété comme l’expression négative des célèbres affirmations dans les lettres de Rimbaud de mai 1871. Là où Rimbaud proposait un élargissement de la vision, dont la négation de la conscience privatisée permettrait l’entrée dans un collectif transformateur qui défierait et finalement briserait les possibilités restreintes de la conscience-as-usual bourgeoise, l’élargissement de la conscience de Jackson est rendu nécessaire et possible par un renforcement maximal de ces mêmes restrictions. Jackson écrit depuis l’isolement carcéral, où l’anéantissement presque total de sa subjectivité impose un élargissement de sa « vision » de sorte qu’elle inclut « non seulement » lui-même, « la famille » et « le voisinage » dont il est séparé (c’est-à-dire le contenu d’une mémoire qui lui est refusée), mais également « le monde », un « monde » que Jackson croit pouvoir voir avec une absolue clarté, car à travers sa séparation forcée avec le monde il est capable de rejeter les « choses inutiles » qui le définissent et l’enferment. Alors que Rimbaud croit qu’il peut atteindre la clarté par une fuite hors des contraintes bourgeoises, Jackson est contraint à cette clarté par l’impossibilité même de cette fuite. Mais plus que Rimbaud, les premières lettres de Jackson ressemblent à celles du psychopathe révolutionnaire Sergueï Netchaïev, dont le Catéchisme du révolutionnaire a été réédité par les Black Panthers en 1969 :

Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance : il n’a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments, ni attachements, ni propriété, ni même de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt, une seule pensée, une seule passion — la Révolution… Au fond de lui-même, non seulement en paroles, mais en pratique, il a rompu tout lien avec l’ordre public et avec le monde civilisé, avec toute loi, toute convention et condition acceptée, ainsi qu’avec toute moralité. En ce qui concerne ce monde civilisé, il en est un ennemi implacable, et s’il continue à y vivre, ce n’est qu’afin de le détruire plus complètement.

Là où Rimbaud désire aussi se libérer de « toute loi, toute convention et toute moralité » de l’ordre civil bourgeois, Netchaïev refuse l’extase de cette libération et s’ancre lui-même au cœur cruel de ce même ordre. En cherchant à exprimer à travers sa personne la négation absolue de la réalité quotidienne, Netchaïev devient la personnification de sa trivialité et de sa brutalité et de sa banalité de base. La « passion » pour « la Révolution » dans laquelle Netchaïev doit éradiquer son être n’est que l’expression négative de la « passion » pour l’argent à laquelle tout bourgeois sacrifiera extatiquement sa personne. Jackson est contraint à une position plus radicale que Rimbaud ou Netchaïev précisément à cause de l’éradication forcée de cette passion. Jean Genet, dans son introduction au livre de Jackson, affirme que la zone aride à laquelle donne accès ce refus nécessaire (vital) de la passion est le lieu d’où peut émerger une nouvelle poétique militante. Genet parle ainsi des écrits de Jackson, et de ceux d’autres militants noirs emprisonnés :

Leurs voix sont de plus en plus nues, de plus en plus noires, de plus en plus accusatrices, implacables, arrachant d’elles toutes références aux cyniques escamotages de l’entreprise et de l’emprise religieuses. Elles sont de plus en plus singulières, et singulière aussi cette façon qu’elles ont toutes d’opérer un mouvement de conversion pour dénoncer la malédiction non d’être Noirs, mais captifs.

Genet insiste pour que les lettres de Jackson soient lues comme de la « poésie » : son utilisation du mot, comme celle des situationnistes, est symptomatique d’une crise de cette forme d’art — crise qui s’exprime le plus vivement dans le fait qu’elle reste une forme d’art —, due en partie à l’échec du surréalisme dans sa tentative hautement publicisée de synthèse de Marx et de Rimbaud. C’est une compréhension des possibilités de la poésie qui semble aujourd’hui presque désespérément utopique. Les écrits de Genet, des situationnistes et de Jackson, en dépit des degrés de rage et de violence glaciale que chacun d’eux ont atteints, sont imprégnés d’optimisme révolutionnaire. La victoire, selon tous ces auteurs, était inévitable. Depuis la perspective de notre propre apocalypse, un tel optimisme se lit, au mieux, avec amertume. Mais peut-être qu’une amertume glaciale est exactement ce qu’il nous faut. L’austérité violente de l’écriture de Jackson, comme celle des déclarations de Genet à son sujet, ont peut-être réussi à introduire clandestinement une partie de cette charge révolutionnaire dans notre propre situation historique. L’austérité du langage implique que tout doit être mis à nu. Genet note que pour que ses lettres échappent à la censure de la prison, Jackson doit dissimuler toute sa passion dans un langage où la seule émotion permise est la haine. La poésie, « les mots calomniés, réprouvés… les mots qui n’appartiennent pas au vocabulaire », devient autant de contrebandes. Contraint de parler la langue du geôlier, le captif n’est autorisé à parler que d’une manière qui soit absolument compréhensible par ce geôlier. Toutes ces nombreuses choses que le mot « poésie » est censé signifier commencent à se déformer et à se désagréger sous une telle pression. Ailleurs, Genet parle avec dédain du poème et de l’œuvre d’art bien faits : « plus une œuvre est proche de la perfection, plus elle se renferme sur elle-même ». Cet enclos esthétique est, manifestement, la contre-prison. L’ésotérisme réactionnaire des remarques d’un George Steiner, affirmant que « les poèmes de Celan nous emmènent au-delà de ce que nous savons déjà », ou d’un Mario Vargas Llosa, pour qui « nous restons dans le noir, incapables de pénétrer cette mystérieuse auréole que nous sentons être le secret de l’originalité et de la puissance de la poésie [de César Vallejo] », occultent la souffrance sociale, la faim et la rage contenues dans leur poésie. Quiconque ayant subi l’humiliation immonde d’être exclu de la « perfection » de la réalité bourgeoise ne sait que trop bien ce qu’est cet « au-delà », ce qu’est ce « secret », et il le sait parce que c’est lui. Méprisant une poétique qui n’est jamais qu’une parodie esthétique de la forme-marchandise, Genet laisse entendre qu’il faut penser les termes d’une poésie qui puisse être en quelque sorte antérieure à elle-même, et donc forcer ce « secret » à la lumière crue du jour.

2,5/3

Là-bas aussi, il y a des carrefours sur lesquels des signaux lugubres éclatent comme des éclairs dans la circulation, où les analogies et les imbrications d’événements, impensables les unes comme les autres, sont monnaie courante. C’est l’espace dont rend compte la poésie du surréalisme. Et il faut le relever, ne serait-ce que pour faire face au malentendu de rigueur, celui de l’art pour l’art. Car l’art pour l’art, ça n’a presque jamais été à prendre au pied de la lettre, ça a presque toujours été un pavillon sous lequel vogue une cargaison que l’on ne peut pas déclarer faute d’en avoir encore le nom. Ce serait le moment de se mettre au travail sur une œuvre qui, plus qu’aucune autre, éclairerait la crise de l’art dont nous sommes témoins : une histoire de la poésie ésotérique.

Walter Benjamin croyait que la poésie la plus hermétique avait un contenu latent, un secret qui, en étant réellement prononcé, pourrait nier le secret de la marchandise. Il a fait une analogie convaincante entre Rimbaud, Lautréamont, Dostoïevski, et les « machines infernales » des terroristes anarchistes du XIXe siècle. Mallarmé en a fait de même. Cela ne fonctionne pas vraiment : le nihilisme de Netchaïev, ou l’anarchisme de Bakounine, sont pour le moins équivoques. Le contenu de la fuite de Rimbaud hors de la poésie — c’est-à-dire la réalisation de cette poésie — était une fuite dans le silence du colonialisme, du libre-échange et du vampirisme capitaliste. Si la poésie ésotérique est potentiellement l’expression tacite de la destruction du capitalisme, elle est toute aussi potentiellement l’expression tacite du fascisme qui se cache toujours au cœur du capital. Ainsi, l’insistance d’André Breton sur la nécessité d’élaborer une combinaison des visions de Rimbaud et de Marx reste l’une des idées les plus importantes de l’histoire de la poétique moderniste. Elle a encore à être réalisée de manière satisfaisante. La fétichisation de la poésie par Breton l’empêche de comprendre que son contenu latent ne peut se réaliser qu’à travers une dialectique entre poésie et marxisme, et non par la simple relation de complémentarité qu’il envisageait. Que cette dialectique risquait la destruction de la poésie comme poésie était trop pour ce que Breton pouvait supporter. De même, la réalisation situationniste de la poésie, comme détournement de la réalisation marxiste de la philosophie, a été une occasion cruciale, opportunité que nous avons jusqu’ici manquée. C’est à cause de cet échec que les essais politiques que Jean Genet a écrits entre la fin des années 60 et sa mort au début des années 80, et en particulier la suite de textes sur George Jackson, sont peut-être les essais sur la poétique militante les plus évocateurs et les plus importants pour notre époque. Ils n’ont pas encore été suffisamment compris. Genet, pas idéaliste, connaissait l’ambiguïté fondamentale du modernisme extrémiste plus que quiconque depuis Benjamin. La dialectique de la poésie radicale impliquait aussi qu’elle soit réalisée dans la brutalité du capital lui-même. Le cycle de George Jackson établit une lutte à mort entre les sentences prononcées par le juge et les phrases que Jackson a écrites à l’isolement. La prosodie de la domination du capital est inséparable de chaque syllabe prononcée par le juge. Sa sentence gèle le temps du captif qui doit maintenant vivre à l’intérieur de cette sentence pendant des mois, des années, une vie entière. Dans la mesure où cette vie est presque effacée, la sentence du juge remonte également dans le temps, prenant possession de chaque seconde vécue par le captif. Genet veut croire que chaque phrase que Jackson écrit, depuis l’intérieur de son invisibilité imposée, nie la prosodie du juge : pour Genet, l’écriture de Jackson réalise un contre-temps qui est nécessairement révolutionnaire. Ça n’a d’idéaliste que l’apparence. Pour lui, l’écriture révolutionnaire de Jackson peut, sans dénigrer son militantisme ni d’ailleurs sa poésie, être qualifiée de « poétique », et ce seulement dans le contexte de l’affirmation blakkienne qu’il propose et selon laquelle « l’entreprise révolutionnaire d’un homme ou d’un peuple a sa source en leur génie poétique, ou, plus justement, cette entreprise est la conclusion inévitable du génie poétique ». Ce qui est à double tranchant : si c’est vrai, alors le juge est la conclusion du génie poétique de la bourgeoisie. Les différents niveaux sur lesquels la lutte des classes doit être menée comprennent une poétique réalisée. Pour Jackson, le « génie poétique » du peuple afro-américain n’a toujours été que « la théorie selon laquelle nous ne servons à rien sinon à servir ou à divertir nos geôliers » :

L’amour n’a jamais détourné la botte, le couteau ou la balle ; il n’a jamais satisfait la faim de mon corps ou de mon esprit. Le responsable de ma faim, l’auteur des pressions extérieures qui ont été l’unique cause de mes maux, ne trouvera pas la paix, ni dans cette vie, ni dans l’autre, ni dans celle qui la suivra ; jamais, jamais. « I’ll dog his trail to infinity », indéfiniment. Aimer ce qui me cause cette souffrance insupportable ? Jamais !

Le Hellhound on my trail de l’ancienne mythologie du blues, guère utile à Jackson, est renversé. Le langage de Jackson est ce qui reste après l’arrêt du disque. L’élan de la poétique traditionnelle s’est métamorphosé à l’intérieur de la cellule, où règne une forte compression temporelle, en une clarté nerveuse, contenu pur qui, à son tour, se transforme en intention :

L’un de ces grands dispositifs électriques ultra-lumineux, utilisé pour éclairer les murs et les alentours la nuit, projette un faisceau de lumière directement dans ma cellule (j’ai déménagé dans une autre cellule la semaine dernière). Par conséquent, j’ai assez de lumière, même après l’extinction habituelle des feux sur les coups de minuit, pour lire ou étudier. Désormais, je n’ai pas vraiment besoin de dormir si je ne le veux pas. Les premières heures du matin sont le seul moment de la journée où l’on peut trouver un répit dans ce pandémonium engendré par les plus incultes des détenus de San Quentin. Je ne laisse pas le vacarme me déranger, même le soir quand il atteint une intensité exaspérante, parce que j’essaie de saisir ce qui m’entoure.

2.9/3

George Jackson s’efforce de saisir le contenu de vérité de son invisibilité — la cellule comme molécule déterminante du monde officiel, qui, pour citer Marcuse citant Hegel, est « un monde étranger soumis à des lois inexorables, un monde “mort” lésant la vie humaine ». Ou plutôt, un monde mort dans lequel Jackson a soudainement pris vie, et doit maintenant sonder ce qui est compréhensible et vivant dans son vacarme et son intensité ahurissante. De sa cellule de San Quentin, Jackson écrit depuis le cœur d’une position que n’a fait qu’effleurer la poésie occidentale à ses plus grandes heures, et ce n’est qu’en en ayant conscience que nous pouvons commencer à comprendre ce que Genet semble dire, lorsqu’il insiste sur sa perception de l’écriture de Jackson comme poésie. Il est révélateur que Jackson parle de l’univers carcéral comme Pandémonium, car Milton évoque la même situation insupportable. Quand, dans le dixième livre du Paradis perdu, Satan et le reste des citoyens de Pandémonium sont métamorphosés en serpents, cette métamorphose se traduit principalement par la perte du langage, de la communication et de la pensée : « Terrible fut le bruit/du sifflement dans la salle remplie d’une épaisse fourmilière de monstres compliqués » — les anges rebelles sont entraînés dans un vacarme d’une « intensité exaspérante », là où parole et pensée sont devenues impossibles. Les tentatives de surmonter les nécessités de la parole et de la cognition depuis le lieu de leur impossibilité est un thème déterminant dans toute la poétique révolutionnaire, de Milton à Blake et Shelley, en passant par Marx et par les avant-gardes radicales du début du XXe. L’Urizen de Blake, dans Les quatre Zoas, essaie sans succès de communiquer avec les « formes horribles et les visions de tourment » qu’il voit à l’intérieur de l’Abysse — la prison, l’usine, le bidonville —, car son langage, qu’il soit « apaisant » ou « féroce », n’est qu’« un grondement indistinct ». La poésie de Shelley est riche du sentiment d’un langage libéré, venant d’un lieu si éloigné du monde officiel qu’il peut à peine être entendu, s’il l’est : dans La révolte de l’Islam, l’esprit de la Liberté s’exprime dans « un langage dont l’étrange mélodie/pourrait ne pas appartenir à la terre », tandis que dans Prométhée délivré, nous dit-on, nous ne pouvons parler si nous ne parlons pas déjà « le langage des morts ». Ce langage des morts n’est autre, en termes marxistes, que la voix du travail mort, le capital lui-même. Une grande partie de la poésie contemporaine, aussi bien « avant-gardiste » que « mainstream », est allergique à ces voix, et aimerait prétendre que le temps poétique vit séparément du temps dominant du capitalisme. Ce n’est pas vrai. La poésie doit prétendre ne pas pouvoir communiquer des « idées », car la cargaison qu’elle transporte — pour reprendre la métaphore de Benjamin — est la voix collective des victimes de ces idées. Les exercices soigneusement assemblés qui se font passer pour des poèmes ne peuvent jamais être que d’élégants fac-similés des dehors de cellules comme celle de George Jackson, mais ce ne sont que les défauts et les fissures, à leur surface, qui parlent véritablement. Alors que sa propre poésie commençait à se fissurer sous la pression des contradictions de plus en plus évidentes entre ses engagements esthétiques et politiques, LeRoi Jones (Amiri Baraka) écrivit, en 1964, que « la poésie se destine à des sens complexes. Des sens non encore pourvus ». La poésie ne parle pas du monde, ni ne crée de sens, mais se destine plutôt à des sens non encore articulés, des sens non pourvus dans les réseaux esthétiques et sociaux actuellement disponibles. Ce qui pousse la poésie à une condition-limite critique qui risque de la détruire en tant que poésie d’une manière bien plus sérieuse que n’importe quel stupide nihilisme entrepreneurial prétendant avoir « tué » la « poésie ». Des sens qui, exprimés, risquent de mettre le poème en pièces. Édouard Glissant décrit ce même processus, soustrait à la charpente de l’histoire de la poésie pour entrer dans le temps réellement vécu :

Puisqu’il est interdit de parler, on camouflera la parole sous la provocation paroxystique du cri. Nul n’irait traduire que ce cri si évident puisse signifier. On n’y supposera que l’appel de la bête. C’est ainsi que l’homme dépossédé organisera sa parole en la tramant dans l’apparent insignifié du bruit extrême.

L’organisation de la parole provoque une propagation de significations qui était, auparavant, impossible : il va sans dire que cette organisation n’a pas encore été atteinte. La poétique de l’ennemi n’a pas cessé d’être victorieuse, son propre « apparent insignifié » de « bruit extrême » n’est que trop facilement compréhensible. Le 21 août 1971, trois jours avant l’ouverture prévue de son procès, George Jackson a été abattu par un gardien de prison. Si le secret interne de la poétique bourgeoise est la voix des opprimés et des dépossédés, son périmètre de musellement est la balle du flic.

3/3

Quant à la pensée politique des Black Panthers, je suis convaincu qu’elle trouve son origine dans la pensée poétique des Noirs américains… Nous nous rendons compte de plus en plus qu’une émotion poétique est à l’origine de la pensée révolutionnaire.

Genet

Cet antagoniste garde encore son terrible incognito, et il réside comme un prétendant nécessiteux dans ces sous-sols de la société officielle, dans ces catacombes où, au milieu de la mort et de la décomposition, germe et bourgeonne la vie nouvelle.

Heine

J’entendis chanter des chansons qui semblaient avoir été composées en enfer, et dont les refrains témoignaient d’une fureur, d’une exaspération qui faisaient frémir. Non, dans notre sphère délicate on ne peut se faire aucune idée du ton démoniaque qui domine dans ces couplets horribles ; il faut les avoir entendus de ses propres oreilles, surtout dans ces immenses usines où l’on travaille les métaux, et où, pendant leurs chants, ces figures d’hommes demi-nus et sombres battent la mesure avec leurs grands marteaux de fer sur l’enclume cyclopéenne.

Heine

Par conséquent, il n’y aurait pas à transférer l’image dialectique dans la conscience à titre de rêve, c’est au contraire le rêve qu’il faudrait extérioriser à travers la construction dialectique, et l’immanence de la conscience elle-même serait à comprendre comme une constellation du réel. Pour ainsi dire comme la phase astronomique pendant laquelle l’enfer traverse l’humanité. Seule la carte stellaire d’une telle pérégrination pourrait, me semble-t-il, dégager la vue sur l’histoire comme histoire primitive.

Adorno

Le noyau révolutionnaire du fétiche-poésie devient clair si les lettres de George Jackson sont lues à côté de Lautréamont. Dans un essai de 1943 sur Lautréamont, Aimé Césaire écrit : « Par l’image on va à l’infini ». Cet « infini » n’est pas une échappatoire bourgeoise à travers laquelle l’amateur de poésie peut atteindre une résidence sécurisée d’harmonie cosmique : lorsque Lautréamont moque sa plume, qui a rendu « mystérieuse » une ennuyeuse rue parisienne comme la rue Vivienne, il veut dire que l’image poétique a été transformée en un éclat de verre figé au centre de votre œil, un verre au travers duquel nous voyons les capitalistes, en tant que classe, comme les poux et les punaises qu’ils sont véritablement, et de manière similaire le prolétariat devient un essaim de fourmis rouges carnivores. Dans une prise d’assaut figurative de la Bastille — ou de Newgate, ou de San Quentin, ou de Soledad —, le contre-panoptisme de l’image poétique offre une vision radiographique de l’infraviolence de la réalité capitaliste. Le Discours sur le colonialisme de Césaire, publié en 1955, insiste sur le fait que l’œuvre de Lautréamont est une « implacable dénonciation d’une forme très précise de société ». L’« infini » est précisément cette « dénonciation » où, dans les termes d’Adorno, l’enfer traverse l’humanité. Le monde à l’envers, ou renversé. Blake, que je serais désormais tenté d’appeler le Lautréamont anglais, a poursuivi une semblable activation de la perception :

Alors je déverserai sur eux ma fureur, et renverserai
La précieuse bénédiction ; sur leurs couleurs de beauté
J’apporterai de la noirceur ; aux bijoux un givre craquelé ; à l’ornement de la difformité ;
Sur leurs couronnes, des serpents enrubannés ; aux parfums, une corruptibilité puante ;
Aux voix de félicité, de rauques coassements désarticulés par le gel ;
Au travail du soin paternel et à la douce instruction, j’apporterai
Des chaînes d’obscure ignorance et des cordes de vanité torsadée.

La « précieuse bénédiction », les « couronnes » et « parfums », qui tous sont notre droit de naissance, ont été réduits en morceaux par l’alchimie capitaliste, et nos « voix de félicité » ont été habitées par la publicité, qui ne peut être contrecarrée que par les « rauques coassements » du sortilège poétique. Mais les réalités de la cellule de prison et les balles de la police ont rendu la beauté poétique banale. La poétique capitaliste transforme la vie quotidienne en sublime de l’annonceur. Chaque panneau publicitaire abandonné est un rapport sur la nature de votre invisibilité. L’effondrement du capital a neutralisé le contre-panoptisme de la poésie : Blake devient un emblème du nationalisme anglais, Lautréamont devient un refuge pour gothiques. Et pourtant, une lecture anti-conformiste pourrait provoquer une décharge électrostatique, un bref éclat où tout ce qui demeure instable dans le poème — tout ce qui ne peut être réduit au simple fétichisme — est tout ce qui reste. Ce qui intéressait Benjamin, concernant les avant-gardes du début du XXe siècle, c’était leur mélange de « paroles, de formules magiques et de concepts ». La cinglante clarté du slogan pénètre l’ésotérisme de la formule magique, formant de nouvelles constellations de sens et un nouveau rationalisme absolument étranger aux formes bourgeoises de la logique. S’il est vrai que seule la poésie peut le faire, il est tout aussi vrai que presque aucune poésie (qu’elle soit dite mainstream ou d’avant-garde) ne le fait réellement. Quand, dans le poème « Black people », Amiri Baraka dit : « Les mots magiques sont : Contre le mur, enfoiré, c’est un braquage », il avait trouvé le point presque invisible où George Jackson et Lautréamont deviennent la même personne, où le tract révolutionnaire et le poème ésotérique deviennent une seule et même chose. Le « mur » est la limite du poème, ainsi que le lieu contesté où le poème se fond dans la réalité absolue, où « le point invisible », dans son état de crise, devient visible, et pourtant…

Ce n’est rien! j’y suis! j’y suis toujours.

Nous avons besoin de nouvelles formes. De nouveaux modes d’expression.

Lettre contre le rituel


Donc je suppose qu’à l’heure qu’il est tu t’es remis du numéro de vaudou à St Paul. J’imagine que c’est sympa de plus devoir prononcer les syllabes Margaret Thatcher. Tout ça parait très loin maintenant, comme quand tu es resté debout quatre nuits d’affilée, que finalement tu te reposes, et puis t’es là, à boire ton café, à essayer de te rappeler ce que t’as bien pu foutre. T’as pas oublié comment ça fait ? T’as pas intérêt. Bref, ce dont je me souviens le mieux c’est du discours de Glenda Jackson au parlement, quand tous les autres faisaient des gorges chaudes de Thatcher, Dieu, et tout le putain de cosmos et là Jackson qui balançait quelques vérités bien senties. Mais sérieusement, que ce discours ait pu paraître aussi audacieux, ça montre à quel point ces journées étaient bizarres, et bien entendu, à quel point il était bizarre que ce geste ait pu effectivement passer pour courageux. Mais le meilleur moment c’est quand le député conservateur anonyme s’est mis à hurler « J’en peux plus » au milieu du discours. Parfaitement, enfoiré. Bref, j’ai écouté le discours de Jackson sur Youtube plusieurs fois, et puis je suis allé regarder l’historique de ses votes au parlement. Un peu décevant, ouais. Sur l’assurance chômage : abstention, ouais. Voilà le genre, elle peut aller se faire foutre. Elle a fait un bien meilleur discours en 1966, je crois, quand elle jouait Charlotte Corday dans le film tiré du Marat-Sade de Peter Weiss. J’imagine que tu t’en souviens, elle est tout en haut d’une échelle, et elle se met à délirer en criant un truc du genre : « quelle est cette ville, quelle est cette chose qu’ils traînent à travers les rues ? » Putain, si elle avait fait ça au parlement, j’aurais peut-être reconsidéré mon rapport au jeu électoral. Bon, peut-être pas. Mais sérieux, quelle était cette chose qu’ils traînaient à travers les rues le 17, ou je ne sais quel jour, d’avril. À travers cette ville terrifiée, réduite au silence. Pour moi Thatcher était une espèce de projectile rance, on la renvoyait dans le temps, et depuis là où elle avait bien pu atterrir, à un moment ou un autre autour de 1946, nous parvenaient des échos, clairement une tentative plus ou moins réussie d’éradiquer tout ce qui ne s’accorde pas à l’harmonie insipide de ce que ces sangsues vampiriques à tête de rasoir du parlement cherchent à faire de nous. Nous projeter dans une sorte de futur bâti sur la peur absolue. Ou bien ce futur est un vide victorieux, un disque rotatif infernal de lames superflues, et elles te parlent ces lames, et elle te disent : « un jour, tu seras au chômage, un jour tu seras à la rue, un jour tu seras un des invisibles, et les monstres viendront sucer le peu de chair qui reste sur tes os abolis ». Ils déconnent pas. Et on a déjà les rythmes grotesques et burinés de ces monstres dans la gorge, maintenant. Dans la gorge, la bouche, le centre rompu de notre langage, syllabes fascistes, aboiements aigus. Tu sais que j’exagère pas. C’est pas rien ce qu’ils préparent. On parle en milliers d’années, et leurs serres s’enfoncent dans le passé et dans le futur. Une ville géométrique de chiens forçats, vagues de glycérine, gélignite. Et quelle étrange expression négative de la joie scandaleuse qu’on éprouvait tous, en fêtant sa mort, complètement torchés à Brixton, Trafalgar Square, tous ces sites d’anciens désordres qui ont tout à coup volé en éclats. Une meute de fantômes victoriens. Nuits de saignée et d’électricité. Gin bouillonnant et cordons de police. Phosphore blanc. Souvenirs. C’était comme si on était une cloque sur la loi. Détenus. Jacobins costumés. Bouffons. Eh oui. Chacun d’entre nous savait qu’on n’avait rien gagné, que son héritage « vivait toujours », ou tout autre molard moralisant recraché par ces petits merdeux de libéraux dans le Guardian et sur Facebook. C’était pas l’enjeu. C’était horrible. Volontairement. Comme le banquet de la peste dans Nosferatu. Je l’adorais. J’avais deux bouteilles de champagne, une poignée de pilules et un cigare énorme, c’était génial. Je suis rentré et je voulais taguer « Ne travaillez jamais » sur les murs de chaque Jobcentre que je croisais. Ben ouais, je suis un connard sentimental quand je suis déchiré. Mais non, cette odieuse et vertueuse peur se répandait à nouveau en moi, prenant possession du moindre de mes pas. Je pensais à Blanqui, à la toute fin de sa vie, dans sa cellule, quand il savait très bien que ce qu’il écrivait, il allait l’écrire pour toujours, qu’il porterait toujours les mêmes vêtements qu’il portait, qu’il serait toujours assis là, que sa situation ne changerait jamais, plus jamais. Qu’il ne pouvait distinguer sa cellule de tout l’amas d’univers. Que les étoiles n’étaient rien que des routines d’apocalypse, les constellations, des barricades négatives. Je pensais à l’éthique du travail, obsessionnellement évoquée, comme un rituel ennemi, une espèce de superstition barbare-aristocratique. Aux contrats zéro-heure, nébuleuses anti-magnétiques qui aspirent à rebours la journée de travail. Heures-négatives. Du gruau à la pelle dans les fosses tournoyantes des siècles passés et futurs, envoûtés dans l’absolue gravité, une invisibilité qui scelle chaque pavé sur lequel je pose le pied. J’avais envie de chialer. En fait je crois que je l’ai fait. En fait, non. Je riais à m’en décrocher la mâchoire. Un gloussement grotesque, médiéval. Aucun désespoir, rien d’autre que la défiance et le mépris. Anciens désordres. Villes fantômes et fanfares. Usines invisibles. Nostalgie qui se fissure en douleur et pur bruit. Pas de sommeil. Pas de rêves. Un régime d’ersatz de travail, indifférencié et sans fin. Nous tous, portés à ébullition dans un stupide réveille-matin conservateur. Une alarme si forte qu’on ne peut plus l’entendre. Mais qu’importe. Ça paraît évident, il faut faire du jour de la mort de Thatcher un genre de fête des travailleurs. En vrai, oublie, célébrons ça tous les jours, pour toujours, comme un cercle de plaies purulentes, de botulisme et de roses. Sorcellerie. Rage. Tu vois ce que je veux dire ? J’espère bien. Bref, depuis, tout est tranquille. Je pensais te rendre visite. Et merde.

« _AUTANT EN EMPORTE LE VENT.
Elle promit de le suivre jusqu’à la fin du monde.
Il promit de s’en charger ! »