Troisième lettre sur l’harmonie

Désolé de ne pas avoir écrit depuis si longtemps. J’ai été pas mal occupé et en plus les choses ont commencé à être difficiles, à nouveau. Je vais devoir m’inscrire au chômage dans pas longtemps et je suis tout sauf impatient de le faire. Ne va pas te faire des idées, ce n’est pas que je me sente coupable, pas du tout. Les clopinettes qu’on nous accorde sont de toute façon une insulte. Ce n’est même pas le dispositif d’aide sociale, c’est juste que le Job Centre, tout le processus, c’est un cauchemar. Il y a des années de ça, ils passaient de la musique dans ces bureaux, je ne pense pas qu’ils le fassent encore. C’était toujours la même vieille merde prévisible, mais diffusée juste en-deçà du spectre standard de l’audible. Ouais, j’imagine que c’est une façon d’envisager la condition de porosité harmonique commune à tous ceux qui ont moins de cinq balles en poche. L’étrange gnosticisme dans lequel on vit ces temps-ci. Les vérités sociales auxquelles n’ont accès que ceux qui vivent bien en dessous du seuil de la faim. Eux, et bien entendu les très riches. Comme si les riches étaient une sorte de couteau ébréché, aux confins du périmètre social, et que nous, les très pauvres, nous étions raclés contre ce couteau, encore et encore. Vous autres, tous, dans l’entre-deux — peu importe à quel point vous vous sentez concernés — vous êtes en état de somnambulisme. C’est pour ça que je me suis enflammé quand tu m’as reproché la violence de mon travail. Je veux dire, de quoi tu rêves ? Mes rêves sont identiques à ceux de plusieurs députés conservateurs. Sauf que, bien sûr, je fais ces rêves quand je suis éveillé. Mais bon, laisse tomber, je n’ai pas l’intention de m’étendre sur mes problèmes : je suis censé t’écrire à propos de musique, donc réfléchissons à ces morceaux qu’ils passaient dans le Job Centre. Tous les derniers tubes, convertis en un gémissement aigu et circulaire, et au centre de ce gémissement un lexique bien trop audible. Argent. Sanctions. Etc. Ce gémissement, cette désaudibilité, est fascinant. C’est fait pour ça. Pour être honnête, je suis surpris que ça n’ait pas été repris dans The Wire. Je suis surpris qu’il n’y ait pas de CD, de concerts au café Oto. Je veux dire, c’est une expérience d’écoute des plus intéressantes. On bouge au ralenti. On a l’impression d’avoir reçu une injection de 300mg de chien brûlant. Il n’est plus possible de contrôler la grammaire et la syntaxe. La parole, qui serait normalement le moyen d’entrer dans le temps effectivement vécu, se comprime et s’étire en un réseau de cercles et de spires, à son périmètre un système de musique raclée, négative, et en son centre un mur. Et puis tu te réveilles après une nuit de rêves affreux pour découvrir que tu es ce mur. À bientôt, j’espère. Il est peut-être temps de m’inviter à dîner chez toi ? 

5 avril 2012

Deuxième lettre sur l’harmonie

OK essayons encore. Mais garde à l’esprit que ça va être d’une naïveté de tous les diables. Tu vois, je n’ai pas fait les recherches nécessaires sur ce qu’est et a été l’harmonie etc. Ce que je retire d’une lecture attentive de certaines Notes de Lénine sur Hegel — il dit quelque chose à propos de l’harmonie pythagoricienne des sphères qui offre une cosmologie parfaite, une hiérarchie reposant sur des réalités homothétiques justifiant les conditions sociales sur terre, où chacun est à sa place, et personne ne peut remettre en doute la beauté et la perfection de ces relations. Tout simplement. Et pour que ça marche, pour que toutes ces justifications restent vraies, un corps fictionnel est essentiel : l’antichton, ou contre-terre. Ainsi, à la limite, l’attraction gravitationnelle qui fait tenir tout le système hiérarchique d’harmonie est une fable, mais une fable dotée du pouvoir de tuer. Pourtant si cette fable est le lieu de la justification et du massacre institutionnel (comprendre : rituel) c’est aussi le lieu d’un magnétisme de tous les diables, de discorde et de répulsion, qui peut transgresser ses propres limites jusqu’à ce que quelque chose de bien différent, à savoir le crime, ou l’impossibilité, se manifeste. Pour Ernst Bloch, la révolution était l’intersection où se rencontraient les morts. Pour Lorca, la musique était le cri des générations mortes — le langage des morts. Mais notre système harmonique, sachant pertinemment qu’il contient sa propre négation, l’a momifiée, et alors que nous savons vivre au sein d’une harmonie criminelle, nous savons aussi que nous sommes maintenus en son sein comme des sujets figés, ou plutôt comme objets, et même comme cadavres, d’une musique autre. Mais peu importe, tout comme la contestation est inutile parce qu’elle reste dans les limites du déjà-connu, l’harmonie cachée est préférable aux évidences. Héraclite. La musique comme une coupe opérée dans les hiérarchies harmoniques etc., les réalités poétiques comme des contre-terres où l’on peut proposer une nouvelle position depuis laquelle voir et agir sur ce qui était jusqu’alors maintenu dans l’invisibilité etc. Nous-mêmes, pour commencer. Ça paraît vraiment génial, aux putains de petits oignons, jusqu’à se rappeler que l’harmonie du fétiche argent est celle du fétiche marchandise dès lors qu’elle devient visible et éblouissante à nos yeux, autrement dit qu’on ne dispose d’aucun genre de monopole sur l’invisibilité harmonique, et que tous les systèmes occultistes que certains d’entre nous aiment tant ont toujours été bourgeois de part en part. Soit : ce n’est pas une affaire de gentrification, mais du fait que tout le processus a toujours démarré depuis le point invisible où se trouvent nos pieds, à tambouriner des rythmes fétichisés tout droit dans le sol incrusté d’étoiles. Cette fameuse porte verte avec son inscription « No admittance except on business ». Soit : quelle que soit notre insistance à affirmer qu’il ne s’agit pas de contestation, mais d’une altération rapide de la scansion structurelle au cœur de la ville, les contours cachés de nos chants sont après tout de sales petits bourges éparpillant leurs chromosomes hécatombiques sur notre histoire collective. Fait chier. C’est pour ça que je déteste toujours autant le magazine Mojo. OK. Maintenant, passons à ce qui est vraiment évident. Les révolutions tiraient autrefois leur poésie du passé, elles doivent maintenant la tirer de l’avenir. On connaît tous ça. Célèbre, etc. Sous sa forme actuelle, le slogan utilisé par les anarchistes grecs, il y a quelques hivers de ça : nous détruisons le présent parce que nous venons du futur. J’adore, mais en fait, c’est encore le même mysticisme: pourtant si l’on peut le renverser, le mettre sur sa tête etc. on trouvera ceci, par exemple : « la figure rythmique répétée, un riff gueulé, se fait pressante au-delà de la musique. C’était haine et frustration, secret et désespoir… Cette prise de position s’est répandue comme un feu de joie à travers les cabarets et les boites des villes noires, de sorte que le son lui-même est devenu la base de la pensée, et que les innovateurs se sont mis à la recherche de modalités plus crades. » C’est Amiri Baraka, une nouvelle intitulée « Les Gueulards », de 1965 ou un truc du genre. Soit : crissements métalliques et musicaux comme systèmes de pensée qui rejettent les limites imposées des systèmes sociaux ou harmoniques conventionnels et les font éclater, dégageant ainsi un peu de place d’où l’on peut avancer des contre-propositions. Slogans. Les cris de bataille des morts. Même si, évidemment, Pizza Express et le Poetry Café ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour neutraliser tout contenu de vérité que pourrait receler cette possibilité. Le 30 septembre 1965, Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Donald Rafael Garrett, Jimmy Garrison, Elvin Jones et John Coltrane ont enregistré l’album Live in Seattle : il n’est, d’après quelqu’un qui est cité par Wikipedia, « pas destiné à ceux qui préfèrent le jazz comme fond sonore mélodieux ». C’est un des exemples de musique enregistrée qui sonne encore absolument présente des années plus tard, parce qu’il a été un des réceptacles sonores d’un moment révolutionnaire jamais réalisé : c’est-à-dire qu’il est devenu une monade benjaminienne, un amas d’énergies encore inutilisées qui recèlent toujours la possibilité d’exploser dans le présent. Diffuse-la très fort dans la galerie commerciale de Walthamstow et tu verras ce que je veux dire. Ouais ouais ouais. Je pense à un moment particulier de l’album, environ 13 minutes après le début de « Evolution », quand quelqu’un — je ne pense pas, d’ailleurs, que ce soit Coltrane — souffle quelque chose dans une trompette introduisant violemment une boucle temporelle dimensionnelle dans les constellations telluriques déjà établies dans le système harmonique de la musique, devenant une force qui évolue au-delà de tout énoncé musical, tout en conservant une communication claire et directe en son centre : amour dialectique, logique de contrebande. Etc. etc. etc. J’imagine que Seattle, comme partout ailleurs, doit être bien confinée dans sa gentrification à l’heure qu’il est. Mais quoi qu’il en soit, cette trompette sonne comme un os métallique, un lieu où les morts et les générations futures se rencontrent et sont pris d’un feu bleu, électrique. C.L.R. James a déclaré une fois que « les violent violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affuté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé. » Va comprendre. Du fait de sa position sur la ceinture de feu du Pacifique, Seattle est une zone sismique majeure. Le 30 novembre 1999 les émeutes de Seattle contre le sommet de l’OMC ont intégré des attaques directes et indirectes contre, entre autres, la Bank of America, Banana Republic, The Gap, la Washington Mutual Bank, Starbucks, Planet Hollywood etc. etc. etc. « Cosmos ». « Out of this World ». « Body and Soul », vous voyez ce que je veux dire. Deux ans plus tard, à Gênes, l’anarchiste Carlo Giuliani prenait une balle policière en pleine tête. Souviens-toi de ce nom. La fable du capital, le site de son massacre institutionnel — comprendre : massacre rituel — la fréquence silencieuse au cœur de ses si douces mélodies. Ah, je n’en vois pas la fin, j’ai pris un paquet de Valiums aujourd’hui. Mais qu’importe, pour le dire simplement, le but de la chanson n’est pas seulement d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière, mais d’empêcher la classe dominante de vivre de la façon dont elle a vécu jusqu’à présent. Les violents conflits de notre époque rendent impossible le recueil des émotions musicales dans la tranquillité, à moins qu’il ne s’agisse du genre de tranquillité qui fasse clairement apparaître la féroce et stridente tourmente du mouvement révolutionnaire à la recherche de clarté et d’emprise. Un câble métallique élevé etc. La contre-terre arrimée à de tels stroboscopes sonores que nous devenons, même si c’est temporairement, l’irruption dans le temps présent des cris des os de l’histoire, entrant par effraction dans l’esprit de l’auditeur, déterminant sans ambiguïté une position nouvelle sur la réalité, un terrain nouveau hors de l’harmonie officielle, à partir de laquelle agir. Ou dit autrement, la prochaine fois qu’un amateur de jazz te dit que le dernier Coltrane est inécoutable, ou un truc du genre, ricane-lui au nez. Sept fois. Plus par la suite.

16 décembre 2011.

Première lettre sur l’harmonie

Aux émeutiers de Minneapolis et d’ailleurs
cette traduction est dédiée

Quelque part dans Londres il y a un juge qui, tous les sept jours, paie une prostituée pour rejouer les crimes de ceux qu’il a condamnés au cours de la semaine, pendant qu’il regarde en se masturbant. Désolé, j’ai essayé et je n’arrive pas à tourner correctement cette phrase. J’ai lu des trucs là-dessus sur Facebook ce matin et, tu sais, c’est chiant. J’espérais avancer un peu sur les réflexions que je me faisais au sujet du système des harmoniques pythagoriciennes, et de quelle façon il repose sur un point central consciemment fictionnel pour stabiliser sa force symétrique. Il y a un passage à ce sujet dans les Œuvres de Lénine (Vol. 38), et je pense que ça pourrait être utile, même si je sais pas vraiment à quoi. Mais en tout cas, je pouvais pas m’arrêter de penser à ce juge. Et puis j’ai commencé à me demander, si en fait — un si non négligeable, j’avoue — il ne produisait ces émissions de façon assez délibérée, comme source d’une vibration centrale par laquelle le système judiciaire pourrait imposer une analyse nouvelle et extrêmement rigide de la ville, dans laquelle il serait possible de maintenir une atmosphère stérile afin de propager un nombre réduit de sentences officielles (disons, par exemple, sept) à partir desquelles on pourrait dériver toute pensée possible. Sexe magique, ouais. Toute cette merde ridicule. Ne va pas croire que je deviens un de ces branleurs avec une gueule à la David Icke : en termes de mythe originel, il s’agit d’une structure narrative relativement traditionnelle. Ce dont ce juge ne se rend probablement pas compte, cependant, c’est que chacun de ses jets de particules va nécessairement invoquer une sentence auxiliaire, qui, sous sa forme faible, ne peut s’exprimer que dans certains cris d’incrédulité et de crainte, mais qui sous des conditions extrêmes peut — et c’est une possibilité à ne pas négliger — se manifester en dernière instance comme un anneau d’antiprotons, autrement connus comme chiens d’attaque. Hackney, par exemple. Ces chiens d’attaque sont stables, mais leur durée de vie moyenne est courte parce que n’importe quelle collision avec une sentence officielle conduit à leur annihilation réciproque dans un jaillissement d’énergie bref mais très intense. En d’autres termes : achète un flingue, apprends à tirer avec, trouve-toi le premier boulot venu à la Haute cour, et puis résous quelques équations très simples. J’espère que tu vas bien, au fait. Le ciel au-dessus de Londres est laiteux et fétide.

11 novembre 2011