Lettre sur l’harmonie et la crise

Merci pour ta série d’objections. J’en accepte la plupart : mon vocabulaire, mes références (mes papiers d’identité) sont principalement des choses que j’ai tirées du passé. Vieux films, vieille musique : abstractions, marchandises. C’est exactement pareil quand je vais au supermarché. La radio en fond sonore, les magazines, les DVD : tous consignent un genre de rapport obsessionnel au passé récent de la culture. Va pas t’imaginer que je m’en plains. J’aime bien les supermarchés, j’y vais tous les jours, en fait je vais rarement ailleurs. C’est un genre de carte du futur de Londres, prévue pour admettre une histoire collective légèrement censurée, où l’intensité de l’affrontement entre forces amies et contradictoires va s’amenuisant rapidement. De l’astrologie, en gros. Ou, en tout cas, une façon d’être dans la lune. Une étrange constellation d’informations, de faits et de métaphores qui invoque l’aura réconfortante d’une mort très douce, sous les traits d’une scintillante palette de produits alimentaires, continuellement réagencée dans le plan quadrillé du magasin pour donner une impression de mouvement social perpétuel. Ça fait office de calendrier, en gros, un système d’harmonie mis en place afin de maintenir une stabilité si fragile. C’est pourquoi on n’y passe que certains morceaux. Simply Red, par exemple. Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Je m’y baladais l’autre jour, en me demandant ce que ça ferait si leur radio passait « Gallis Pole » de Leadbelly. Tu connais la chanson. M’as-tu apporté l’argent, m’as-tu apporté l’or, et tout ça. Le pincement des cordes sonne un peu comme une toile d’araignée. Ça ne ferait qu’empirer les choses : les vibrations videraient le supermarché de son contenu, le renvoyant aux fréquences des ballades folks et de la superstition. Couronnes de fleurs, arbres des pendus. Dans la mesure où les contradictions et les antagonismes de la production bourgeoise seraient révélés, ce serait utile. Dans la mesure où tous les sons du supermarché, et le morceau du vieux Leadbelly avec, seraient réduits à un spectre de fréquences dont la puissance quasi nulle prédomine à part certaines bandes et certains pics inaudibles. On serait incapables d’en sortir, c’est ça que je veux dire. On verrait vaciller et brûler toute la musique populaire connue, torchères lointaines dans quelque désert imaginaire. Bon, pas vraiment. En fait, c’est pour ça que je hais tous ces groupes à l’ancienne comme Led Zeppelin. Ils ont pris tous ces vieux morceaux comme Gallis Pole, les ont neutralisés pour en faire une partie intégrante de la vitesse de propagation de la culture entière, arrangée en une séquence statique de cercles, de pianos, de pierres précieuses et de prisons. Mais tout n’est pas perdu : la circulation de ces morceaux elle-même contient bien la possibilité d’interruptions. J’ai suivi les progrès faits par la grève à Walmart avec grand intérêt par exemple. Ils sont en train de mettre sur pied un système de contre-homogénéité, en gros : la structure du supermarché est maintenue telle quelle, mais sa géométrie astrologique de base est tout à coup révélée comme simpliste, fanatique et rectiligne, et la ville capitaliste comme un maillage serré d’alliages métalliques, de fonte ionique, de solutions aqueuses, de liquides moléculaires et de corps humains meurtris qui préféreraient ne pas mourir. La ville n’est que périmètre. Et la chanson n’est pas, en définitive, rivet en ce lieu, mais absolue divergence de lui. L’horizon des évènements comme un contour de musique, tous les vocabulaires comme une symphonie entière de séparations toutes manifestées à l’instant qui précède immédiatement leur solidification dans la forme-marchandise. À cet instant-là, tout peut se jouer. Tout le reste est folie et souffrance aux mains des flics.


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