Notes ultérieures sur la poétique militante

1

L’une des nombreuses clés d’interprétation du « dérèglement logique de tous les sens » de Rimbaud est à chercher dans le titre d’un poème de Joseph Jarman de 1966, « Non-Cognitive Aspects of the City », aspects [non cognitifs de la ville] soulignés encore par l’un des premiers poèmes d’Amiri Baraka : « Au fond du terminus / où le cirque ne passera pas. À l’arrière des foules, des respirations / voûtées et vulgaires / murmurant des syllabes haineuses ». C’est une ville en manque de mémoire, d’entendement, de visibilité, d’histoire, d’argent ou d’art. Des « aspects » de la ville, et non des espaces, c’est-à-dire des zones non seulement géographiques, mais aussi psychologiques, des zones définies par la finance et la dette, des zones qui s’étirent en arrière et en avant dans l’histoire, des zones qui se raccrochent les unes aux autres pour créer une ville nouvelle, renversée, superposée à celle dont les touristes, les banquiers et les psychogéographes font l’expérience : comme le signale Frantz Fanon, « une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance ». Ou, comme l’exprime une des premières fictions d’Amiri Baraka : le lieu où va « la musique quand on ne l’entend plus… Le silence au plus fort de nos cris ». Le secret de ce silence est le murmure secret du fétiche marchandise sous sa forme humaine, l’esclavage, la « marchandise qui crie ». Fanon, encore : « Je me glisse dans les coins, ramassant avec mes longues antennes les axiomes épars à la surface des choses ». Les slogans disséminés sont les débris des soulèvements et des oppressions passés et futurs, rassemblés en une violente dialectique qui, si l’on sait l’écouter, recouvre du hurlement des générations mortes les surfaces lisses de la tradition capitaliste.

2

Que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants » s’entend dans un double sens. Il y a aussi lutte des classes entre les morts. Non seulement le capital est travail mort, mais les réseaux de monuments qui délimitent et verrouillent la ville officielle — ses aspects cognitifs — sont aussi des systèmes et des accumulations d’exploitation morte. Ces monuments ont leurs secrets : Cedric Robinson ne cite qu’un seul de tous les réseaux de fantômes sur lesquels ils ont été bâtis : « Les [navires négriers] contenaient aussi des cultures africaines, des mélanges et des combinaisons critiques de langage et de pensée, de cosmologie et de métaphysique, d’habitudes, de croyances et de moralité. C’était là les conditions réelles de leur humanité […] c’était l’embryon du démon. » Le démon ressuscite les morts assujettis, les fait parler. Le poème « Leadbelly Gives an Autograph » de Baraka sauve cette parole morte de la métaphore gothique : « Les possibilités de déclaration. Je dis maintenant / ce que mon père ne pouvait pas se rappeler / de dire. Ce que mon grand-père / a été tué / pour avoir cru ». La parole comme descente dans l’histoire non-officielle et la cosmologie non-cognitive. Une déclaration qui, à un certain moment, était punissable de mort, est maintenant la seule chose qui vaille la peine d’être dite. La tradition dont il parle est celle de la brutalité et du meurtre, l’histoire d’une cacophonie de bois et de corde. Le monde officiel prohibe l’apocalypse — le poème de Baraka insiste sur ce point.

3

« La formation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée ». Marx décrit la transmutation feutrée de l’amour humain se changeant en pierre, en métal, en argent, en information et en pouvoir (les cinq sens du capital). Les possibilités de déclaration auxquelles Baraka cherchait à donner corps dans son poème tentent de faire obstacle à cette trajectoire, tentent de montrer que ces sens ont été construits à partir de matériaux volés, et qu’ils ont de toute façon été brutalement limités par les forces des nécessités capitalistes. Dans un essai récent, Baraka a suggéré que la limitation à cinq sens était un produit de l’aliénation capitaliste, et que les sens peuvent être en nombre infini, s’étendant vers l’avant ou l’arrière du temps « suivant des modalités, des formes et des directions dont nous ignorons jusqu’à l’existence même ». C’est à ce stade que Marx et Rimbaud peuvent être lus conjointement : le dérèglement des sens, le dérèglement de « tous » les sens, est le dérèglement du « travail de toute l’histoire passée ». Loin d’un simple militantisme poétique, c’est une négation de la poétique qui force une cognition active, où les aspects non-cognitifs de la ville de Jarman viennent déterminer le contenu et la forme de ce qui peut être connu historiquement, culturellement, politiquement et poétiquement. Dans sa préface aux Jacobins noirs, C.L.R. James affirmait que « les violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affûté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé ». On peut aussi exhumer les os contenant cette moelle pour apporter un éclairage neuf sur nos propres conflits. James poursuit : « Mais pour cette raison, précisément, il n’est plus possible de rameuter les émotions de l’histoire avec cette tranquillité qu’un grand écrivain anglais a trop étroitement associée à la seule poésie ». James enrôle la poésie dans la lutte révolutionnaire. Elle forme, avec d’autres disciplines, un collectif. La révolution ne devient pas poétique, la poésie devient révolutionnaire.

4

La vérité fondamentale de la célèbre proposition d’Aimé Césaire — « la connaissance poétique naît dans le grand silence de la connaissance scientifique » — a quelque peu changé depuis le début des années 1940. Les savoirs scientifique et poétique ne sont plus dialectiquement opposés, tous deux ont été aspirés dans l’antivortex non-cognitif du savoir institutionnel, dans lequel il n’y a pas de sens à dérégler, dans lequel tout est, comme le dit Marx, dépourvu « d’yeux, de dents, d’oreilles, de tout ». Cela n’implique pas que la connaissance, la pensée ou l’écriture poétiques ont une valeur particulière en raison de leur inutilité pour le nihilisme institutionnel. Elles ne sont pas « le contraire de l’argent ». Et elles ne sont certainement pas révolutionnaires, comme l’affirmerait pompeusement Franco Beradi, en vertu du fait qu’elles relèveraient d’une communication en quelque sorte authentique, sans intermédiaire, comme si c’était possible. Il n’y a, en aucun cas, de communication plus « authentique » que celle du pouvoir institutionnel de l’État, quand il nous prive de nourriture, d’abri, de la vie. Les contrats zéro-heure et la mise au travail forcée des chômeurs sont la poétique du capital. Le savoir poétique, aux côtés des savoirs scientifique, philosophique, historique, politique, militant, forment collectivement le grand silence, le grand vice et l’instabilité au cœur du savoir institutionnel. Par cette collectivité, et seulement à travers elle, il leur reste une chance.

5

Walter Benjamin, au début de la crise des années 1930, parlait de la nécessité d’étudier la « poésie ésotérique » et sa « secrète cargaison ». Il faisait le pari que les contraintes imposées par la crise permettraient à une telle étude de révéler le noyau rationnel du mysticisme poétique. « Nous ne pénétrons au contraire le secret que dans la mesure où nous le retrouvons dans le quotidien », affirmait-il, « par la force d’une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme l’impénétrable, l’impénétrable comme quotidien ». L’« impénétrable » existe sous deux aspects : les vies invisibles des travailleurs immigrés, des minimas sociaux, etc., et les rouages invisibles du capital lui-même, qui ne s’expriment que partiellement dans la vie des plus riches. Une partie de la lutte intellectuelle consiste à saisir par la pensée ces deux « mystères » en même temps, et à forcer l’apparition de leur unité destructrice, débouchant sur une histoire infernale, vers des constellations cachées : le démon de Robinson. La poésie ne peut y parvenir seule, mais elle contribue à cette tâche d’une manière qui lui est propre. René Ménil, publiant aux côtés d’Aimé Césaire dans Tropiques — journal antifasciste déguisé en revue de poésie et de folklore martiniquais —, écrivait : « Le poète, à chaque instant, sans le savoir joue avec la solution de tous les problèmes humains. Il convient qu’il ne joue plus puérilement avec sa richesse magique, mais qu’il fasse la critique du matériel poétique dans le but d’en dégager des formules sûres en vue de l’action ». Dégager la richesse magique signifie que les intensités de la poésie peuvent égaler et prendre la place de l’intensité de l’argent. La richesse comme Hadès, comme travail mort accumulé et réalité sensorielle de l’histoire, comme la loi qui fixe la réalité comme conflit, comme le « silence au plus fort de nos cris » devenu audible avec la clarté rationnelle de ce que Hölderlin appelait la « sphère excentrique des morts » : un alignement des planètes, la négation du vacarme irrationnel du capital lui-même. La tâche, telle que Bertolt Brecht l’a exposée dans les années 1930, est hideuse, massive et brutalement simple :

Nous ne devons rien négliger dans notre lutte contre ce sort. Ce qu’ils planifient n’a rien de petit, ne vous y trompez pas. Ils planifient pour trente mille ans à venir. Des choses colossales, des crimes colossaux. Rien ne les arrête. Ils veulent tout détruire. Chaque cellule vivante se rétrécit sous leurs coups. C’est pourquoi nous devons nous aussi penser à tout.

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