Deuxième lettre sur l’harmonie

OK essayons encore. Mais garde à l’esprit que ça va être d’une naïveté de tous les diables. Tu vois, je n’ai pas fait les recherches nécessaires sur ce qu’est et a été l’harmonie etc. Ce que je retire d’une lecture attentive de certaines Notes de Lénine sur Hegel — il dit quelque chose à propos de l’harmonie pythagoricienne des sphères qui offre une cosmologie parfaite, une hiérarchie reposant sur des réalités homothétiques justifiant les conditions sociales sur terre, où chacun est à sa place, et personne ne peut remettre en doute la beauté et la perfection de ces relations. Tout simplement. Et pour que ça marche, pour que toutes ces justifications restent vraies, un corps fictionnel est essentiel : l’antichton, ou contre-terre. Ainsi, à la limite, l’attraction gravitationnelle qui fait tenir tout le système hiérarchique d’harmonie est une fable, mais une fable dotée du pouvoir de tuer. Pourtant si cette fable est le lieu de la justification et du massacre institutionnel (comprendre : rituel) c’est aussi le lieu d’un magnétisme de tous les diables, de discorde et de répulsion, qui peut transgresser ses propres limites jusqu’à ce que quelque chose de bien différent, à savoir le crime, ou l’impossibilité, se manifeste. Pour Ernst Bloch, la révolution était l’intersection où se rencontraient les morts. Pour Lorca, la musique était le cri des générations mortes — le langage des morts. Mais notre système harmonique, sachant pertinemment qu’il contient sa propre négation, l’a momifiée, et alors que nous savons vivre au sein d’une harmonie criminelle, nous savons aussi que nous sommes maintenus en son sein comme des sujets figés, ou plutôt comme objets, et même comme cadavres, d’une musique autre. Mais peu importe, tout comme la contestation est inutile parce qu’elle reste dans les limites du déjà-connu, l’harmonie cachée est préférable aux évidences. Héraclite. La musique comme une coupe opérée dans les hiérarchies harmoniques etc., les réalités poétiques comme des contre-terres où l’on peut proposer une nouvelle position depuis laquelle voir et agir sur ce qui était jusqu’alors maintenu dans l’invisibilité etc. Nous-mêmes, pour commencer. Ça paraît vraiment génial, aux putains de petits oignons, jusqu’à se rappeler que l’harmonie du fétiche argent est celle du fétiche marchandise dès lors qu’elle devient visible et éblouissante à nos yeux, autrement dit qu’on ne dispose d’aucun genre de monopole sur l’invisibilité harmonique, et que tous les systèmes occultistes que certains d’entre nous aiment tant ont toujours été bourgeois de part en part. Soit : ce n’est pas une affaire de gentrification, mais du fait que tout le processus a toujours démarré depuis le point invisible où se trouvent nos pieds, à tambouriner des rythmes fétichisés tout droit dans le sol incrusté d’étoiles. Cette fameuse porte verte avec son inscription « No admittance except on business ». Soit : quelle que soit notre insistance à affirmer qu’il ne s’agit pas de contestation, mais d’une altération rapide de la scansion structurelle au cœur de la ville, les contours cachés de nos chants sont après tout de sales petits bourges éparpillant leurs chromosomes hécatombiques sur notre histoire collective. Fait chier. C’est pour ça que je déteste toujours autant le magazine Mojo. OK. Maintenant, passons à ce qui est vraiment évident. Les révolutions tiraient autrefois leur poésie du passé, elles doivent maintenant la tirer de l’avenir. On connaît tous ça. Célèbre, etc. Sous sa forme actuelle, le slogan utilisé par les anarchistes grecs, il y a quelques hivers de ça : nous détruisons le présent parce que nous venons du futur. J’adore, mais en fait, c’est encore le même mysticisme: pourtant si l’on peut le renverser, le mettre sur sa tête etc. on trouvera ceci, par exemple : « la figure rythmique répétée, un riff gueulé, se fait pressante au-delà de la musique. C’était haine et frustration, secret et désespoir… Cette prise de position s’est répandue comme un feu de joie à travers les cabarets et les boites des villes noires, de sorte que le son lui-même est devenu la base de la pensée, et que les innovateurs se sont mis à la recherche de modalités plus crades. » C’est Amiri Baraka, une nouvelle intitulée « Les Gueulards », de 1965 ou un truc du genre. Soit : crissements métalliques et musicaux comme systèmes de pensée qui rejettent les limites imposées des systèmes sociaux ou harmoniques conventionnels et les font éclater, dégageant ainsi un peu de place d’où l’on peut avancer des contre-propositions. Slogans. Les cris de bataille des morts. Même si, évidemment, Pizza Express et le Poetry Café ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour neutraliser tout contenu de vérité que pourrait receler cette possibilité. Le 30 septembre 1965, Pharoah Sanders, McCoy Tyner, Donald Rafael Garrett, Jimmy Garrison, Elvin Jones et John Coltrane ont enregistré l’album Live in Seattle : il n’est, d’après quelqu’un qui est cité par Wikipedia, « pas destiné à ceux qui préfèrent le jazz comme fond sonore mélodieux ». C’est un des exemples de musique enregistrée qui sonne encore absolument présente des années plus tard, parce qu’il a été un des réceptacles sonores d’un moment révolutionnaire jamais réalisé : c’est-à-dire qu’il est devenu une monade benjaminienne, un amas d’énergies encore inutilisées qui recèlent toujours la possibilité d’exploser dans le présent. Diffuse-la très fort dans la galerie commerciale de Walthamstow et tu verras ce que je veux dire. Ouais ouais ouais. Je pense à un moment particulier de l’album, environ 13 minutes après le début de « Evolution », quand quelqu’un — je ne pense pas, d’ailleurs, que ce soit Coltrane — souffle quelque chose dans une trompette introduisant violemment une boucle temporelle dimensionnelle dans les constellations telluriques déjà établies dans le système harmonique de la musique, devenant une force qui évolue au-delà de tout énoncé musical, tout en conservant une communication claire et directe en son centre : amour dialectique, logique de contrebande. Etc. etc. etc. J’imagine que Seattle, comme partout ailleurs, doit être bien confinée dans sa gentrification à l’heure qu’il est. Mais quoi qu’il en soit, cette trompette sonne comme un os métallique, un lieu où les morts et les générations futures se rencontrent et sont pris d’un feu bleu, électrique. C.L.R. James a déclaré une fois que « les violent violents conflits de notre époque permettent à notre regard, désormais affuté, de percer jusqu’à la moelle, plus aisément qu’auparavant, les révolutions du passé. » Va comprendre. Du fait de sa position sur la ceinture de feu du Pacifique, Seattle est une zone sismique majeure. Le 30 novembre 1999 les émeutes de Seattle contre le sommet de l’OMC ont intégré des attaques directes et indirectes contre, entre autres, la Bank of America, Banana Republic, The Gap, la Washington Mutual Bank, Starbucks, Planet Hollywood etc. etc. etc. « Cosmos ». « Out of this World ». « Body and Soul », vous voyez ce que je veux dire. Deux ans plus tard, à Gênes, l’anarchiste Carlo Giuliani prenait une balle policière en pleine tête. Souviens-toi de ce nom. La fable du capital, le site de son massacre institutionnel — comprendre : massacre rituel — la fréquence silencieuse au cœur de ses si douces mélodies. Ah, je n’en vois pas la fin, j’ai pris un paquet de Valiums aujourd’hui. Mais qu’importe, pour le dire simplement, le but de la chanson n’est pas seulement d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière, mais d’empêcher la classe dominante de vivre de la façon dont elle a vécu jusqu’à présent. Les violents conflits de notre époque rendent impossible le recueil des émotions musicales dans la tranquillité, à moins qu’il ne s’agisse du genre de tranquillité qui fasse clairement apparaître la féroce et stridente tourmente du mouvement révolutionnaire à la recherche de clarté et d’emprise. Un câble métallique élevé etc. La contre-terre arrimée à de tels stroboscopes sonores que nous devenons, même si c’est temporairement, l’irruption dans le temps présent des cris des os de l’histoire, entrant par effraction dans l’esprit de l’auditeur, déterminant sans ambiguïté une position nouvelle sur la réalité, un terrain nouveau hors de l’harmonie officielle, à partir de laquelle agir. Ou dit autrement, la prochaine fois qu’un amateur de jazz te dit que le dernier Coltrane est inécoutable, ou un truc du genre, ricane-lui au nez. Sept fois. Plus par la suite.

16 décembre 2011.

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